topo

 
LA FORTUNE DE RACINE AU PORTUGAL:
TRADUCTION ET MISE EN SCÈNE

in: Seventeenth-Century French Studies Volume 26 (2004), pp. 209-219

Ana Clara Santos
Université d’Algarve

Racine fait des comédies pour la Champmeslé:
ce n’est pas pour les siècles à venir.
 (Mme de Sévigné)

La question essentielle que nous nous proposons de poser ici est celle de la réception (ou des réceptions) des oeuvres de Racine, tout au long de ces trois siècles qui nous séparent.[1] On ne cesse de le répéter: jamais production théâtrale d’une telle dimension – on oublie souvent qu’elle ne compte que 11 tragédies – n’a accueilli pareil amalgame d’écrits, en allant de ses dévots et ses érudits à ses adversaires les plus acharnés. Chaque époque, comme l’affirme Jean Emelina, a eu ‘son’ Racine:

Sur ce théâtre à la fois sacralisé et délaissé, pèsent tant de commentaires, des plus obscurs aux plus illustres et des plus subtils aux plus répétitifs, tant de querelles, tant d’interprétations que Racine, de plus en plus glose et de moins en moins texte, a failli devenir une sorte de méta-Racine, terre d’élection et banc d’essai des théories classiques.[2]

Si cette réalité est tout d’abord celle de la France métropolitaine, elle devient aussi, à sa juste mesure, celle de certains pays d’Europe. Ce que nous voudrions donner à voir à cette occasion, c’est justement ce caractère universel de l’oeuvre racinienne sur le monde de l’édition et sur celui des planches, qui atteignît de plus en plus un large public mû par son désir de se cultiver, d’aller au théâtre et de goûter la langue française. Cette contagion arrive aussi, bien qu’un peu tardive, avouons-le, au Portugal.[3] Il devient donc urgent de poser un regard diachronique sur les effets plus ou moins lointains, parfois controversés, de ce théâtre sur la culture littéraire portugaise. Mais il devient encore plus pertinent de déceler, dans la chronologie des événements, l’impact opéré sous l’appropriation d’un modèle nouveau qui s’instaure, dès le départ, comme un modèle de rébellion contre la culture dominante.

Pour des raisons historiques et politiques qu’on ne peut pas développer ici, la culture française a pendant longtemps joué un rôle important dans la culture littéraire portugaise. Le XVIIIe siècle coïncide avec l’éclosion d’une nouvelle sensibilité dans les lettres portugaises, importée cette fois-ci de la Ville Lumière. L’attrait pour la littérature classique, manifesté par un public plus cultivé, grâce au contact avec certains estrangeirados (exilés en France) remplace, peu à peu, les modèles de la comedia et de l’opéra fournis, respectivement, par l’Espagne et l’Italie. Mais son implantation prendra son temps dans un processus lent et triparti.

Il faut remonter tout d’abord à 1697, date de la publication de la traduction de l’Art poétique de Boileau par D. Francisco Xavier de Menezes[4]; attendre ensuite la première adaptation théâtrale, en langue portugaise, du théâtre français, sous la plume de l’estrangeirado Alexandre Gusmão qui, en 1737, offre une version adaptée aux moeurs portugaises de George Dandin de Molière sous le titre Le mari confondu;[5] et accompagner, finalement, le déclenchement et le déroulement de la ‘Querelle du Cid’ (1739-47) qui opposait le marquis de Valença, défenseur acharné du théâtre espagnol, à Alexandre Gusmão, traducteur de Molière et admirateur inconditionné des dramaturges français du XVIIe siècle. Cette querelle annonce la voie dans laquelle vont s’engager les futurs ‘Arcadiens’ désireux de réformer le rapport des auteurs dramatiques à la création théâtrale: créer un théâtre national devient, à partir de ce moment, une priorité. On assiste alors à quelques efforts de ceux qui, ayant côtoyé de près ou de loin avec cette culture, essayent de l’amener sur le sol national en l’opposant à la culture étrangère dominante, la culture castillane. La création de l’Arcadia Lusitana en 1756 contribua, pendant près de vingt ans, à une lutte acharnée entre les défenseurs de l’ancienne école, marquée par leur goût pour le théâtre espagnol, et les partisans du nouveau goût classique qui soufflait du royaume de Louis XIV. Cette lutte n’était pas pourtant fortuite car elle visait avant tout une réforme du théâtre national. La restauration de la doctrine antique à travers la diffusion de la doctrine classique française devenait la condition sine qua non de cette réforme urgente du théâtre portugais qui occupera les dramaturges nationaux jusqu’au siècle suivant. Or cette réforme qui part à la recherche de nouveaux modèles, prend justement assise sur les deux grands modèles de la tragédie classique française: Corneille et Racine. Ce sont eux qu’on invoque désormais afin d’édifier la scène nationale alors en pleine décadence.

Voilà les circonstances qui préparent l’avènement de la diffusion du théâtre racinien au Portugal.

Afin de constituer un répertoire conforme aux attentes des ‘néoclassiques’, on encourage, dans un premier temps, l’adaptation de pièces classiques ou antiques selon les principes aristotéliciens. L’éclosion d’oeuvres nationales, inspirées de ces grands modèles, doit contribuer, selon cette perspective, au renouvellement du théâtre portugais. L’édition en 1805 d’une Andromaque portugaise, signée par Manuel de Figueiredo[6], en est l’illustration même. Située par l’auteur lui-même, dans sa préface, entre le théâtre antique (Euripide) et le théâtre classique français (Racine), elle en doit cependant davantage aux sources de l’Antiquité qu’à Racine. L’originalité racinienne qui nous présentait une héroïne coquette pour certains, ou une mère douloureuse pour d’autres, autour de la veuve d’Hector ou la mère d’Astyanax, se retrouve complètement écartée par l’auteur portugais. Tous les ressorts du pathétique exploités par Racine ont été marginalisés par Manuel de Figueiredo en faisant d’Andromaque la mère de Molossus.

Afin de former le goût d’un public qu’il fallait éduquer à tout prix, on encourage, dans un second temps, la traduction d’ouvrages du théâtre classique français. Contrairement à Corneille, Racine est copieusement traduit en langue portugaise. La traduction d’Athalie, terminée en 1758 et publiée en 1762 par un membre de l’Arcadie, Cândido Lusitano, ouvre un riche éventail d’exercices de ce genre qui culmine, à l’aube du romantisme, avec l’édition de plusieurs traductions de pièces raciniennes.

Traduction des tragédies raciniennes

Tragédies

Date

Auteur

Édition

Alexandre
Alexandre

1811

J. M. Osório Cabral

Version manuscrite

Andromaque
Andromaca

1817
1817
1823

Filinto Elísio
A. J. Lima Leitão
V.P. Nolasco da Cunha

OEuvres complètes, Paris: Bobée, t. XI
Rio de Janeiro: Imp. Real

Version manuscrite

Bajazet
Bajazeto

1822

Version anonyme
J. P. Santos Barreto (?)

Lisboa: Typ A. Rodrigues Galhardo

Mithridate
Mitridates

1804

1817

1828

J. G. Costa Posser
Filinto Elísio
Tibúrcio A. Craveiro

Version manuscrite disparue

OEuvres, t. III
Rio de Janeiro: R. Ogier & Cie

Iphigénie
Ifigénia
(deux scènes)

1816

1817

A. J. Lima Leitão
Filinto Elísio

Rio de Janeiro: Imp. Real
OEuvres, t. XI

Phèdre
Fedra

1823
1813
1816

V.P. Nolasco da Cunha
L. R. Soyé
H. E. Almeida Coutinho
J. P. F. Paula Campos
S. F. Mendes Trigoso
M. J. Silva Porto

Version manuscrite disparue
Version manuscrite disparue
Version manuscrite disparue
Version en prose

Lisboa: Academia Real das Ciências

Rio de Janeiro: Imp. Real, 1e éd. (2e éd., 1821; 3e éd., Porto: Typ. Com. Portuense, 1842)

Esther
Ester

A. A. Neves Portugal

Version manuscrite disparue

Athalie
Atalia

1758

Cândido Lusitano

Lisboa: Officina Patriarcal Fr Luiz Ameno; 1e éd., 1762; 2e éd., 1783

 

En France, on l’a déjà assez répété, la tragédie du XVIIe siècle était faite avant tout pour être représentée avant d’être publiée. Il semblerait qu’au Portugal la situation se soit inversée. Le répertoire racinien est d’abord voué à la lecture. On n’en a pas pu trouver de traces sur les répertoires des salles de spectacles à Lisbonne. Cette hypothèse semble se confirmer lorsqu’on consulte la presse de l’époque qui reste muette làdessus et qui revendique justement la lisibilité de ce genre de théâtre. En effet, selon la revue Bibliothèque Universelle,[7] le théâtre racinien est un théâtre essentiellement fait pour être lu. À cela se rajoute le fait qu’à Lisbonne, à cette époque-là, s’installent des librairies françaises (Rolland, Plantier, Bertrand, Moré, Aillaud, Orcel, Chardron, entre autres) qui assurent la diffusion des oeuvres des auteurs français dans les dernières éditions parisiennes.

L’ analyse de la première édition de la première traduction racinienne, Athalie, semble aussi aller dans ce sens.[8] Une place importante est accordée au para-texte, considéré par certains comme le premier manifeste au Portugal de la dramaturgie classique française. En effet, dans cette édition tout est orchestré de manière à rendre visible – et surtout lisible – les préceptes de la tragédie française auprès d’un public qu’on veut instruire. L’édition s’ouvre par une épître dédicatoire à Mme Marianna, princesse du royaume portugais, et par la traduction de la préface racinienne que l’auteur portugais intitule ‘Prologue de Monsieur Racine’. Il nous présente sa traduction de la pièce racinienne sous une forme non moins originale puisque le lecteur peut suivre les vers raciniens donnés sur la même page. Est-ce seulement un désir de transparence vis-à-vis de son travail de traducteur qui guide alors l’auteur portugais? On aura l’occasion de voir que tel n’est pas le cas. L’analyse des deux para-textes qui accompagnent la traduction de la pièce nous permettent de déceler un va-et-vient constant entre les considérations théoriques sur l’art de la traduction et les règles de composition de la tragédie classique. Arrêtons-nous quelques instants sur ces deux textes. Il semblerait que, dans un premier abordage, le premier texte, intitulé ‘Dissertation du traducteur sur la présente tragédie’ culmine avec une approche théorique de la traduction et les difficultés de traduire un auteur tel que Racine. En effet, sa dissertation se termine par une seconde partie consacrée au relevé des difficultés de la mise en portugais de l’alexandrin, des rimes et du vocabulaire. Comment rendre en portugais la cadence sonore des alexandrins en rimes suivies, se demande le traducteur? Ses choix semblent guidés par un souci de rapprochement des normes poétiques nationales qu’il réitère: si la difficulté majeure de la traduction se situe du côté de la rime, l’auteur l’élimine sans regret au nom de l’esthétique portugaise; il décide ensuite, afin de transposer les alexandrins de Racine, de se laisser guider par le choix de vers libres hendécasyllabes, composition qui semblait, selon lui, la plus appropriée à la poésie tragique portugaise. Visiblement guidé par la fidélité de sa traduction, soucieux de ne rien perdre du texte original, le traducteur en vient, il est vrai, à paraphraser le vers racinien en l’alourdissant même parfois par des enjambements et des inversions, tours syntaxiques qui correspondent bien au style de Cândido Lusitano.

Mais, très vite, on s’aperçoit qu’aux considérations du traducteur se superposent celles du critique littéraire. Si dans la seconde partie de sa ‘Dissertation’, beaucoup moins longue, l’auteur s’attache à élucider le lecteur, comme on vient de voir, sur les justifications d’ordre théorique en ce qui concerne les changements opérés du point de vue de la versification, dans la première partie, il veut surtout rendre compte, à l’adresse d’un public qu’on se doit d’instruire, des caractéristiques de la tragédie classique française.[9] Il nous présente sa ‘Dissertation’ en ces termes:

Pour l’instruction de ceux qui ne connaissent pas les lois du théâtre, et pour satisfaire certains commentaires d’érudits, faits sur la constitution de cette Fable, sur les coutumes de ses Acteurs, ou sur divers autres points, on publie cette dissertation dont les fondements nous enseignent les indispensables lois de la Poésie Tragique; et puisque, entre nous, on n’a pas l’habitude de nous instruire à ce sujet, il nous semble que ce discours, extrait de divers auteurs français, sera bénéfique pour certains.[10]

Dans une apologie du théâtre classique français et de ses règles telles que la fameuse règle des trois unités, celle de la vraisemblance, l’effet du catharsis et la théorie des passions, entre autres, Cândido Lusitano finit bien par mettre en évidence l’art de Racine qui se traduit, selon lui, par la simplicité de l’action dramatique ainsi que par la spécificité des caractères des personnages raciniens:

Comme sur cette matière, on nous a donné bien des règles stériles, frivoles et inutiles, j’affirme que pour organiser et bien édifier une tragédie, il suffit de bien connaître la nature et la force des passions qu’on veut exciter; déterminer sa bienséance, la façon dont elles se juxtaposent et se combinent avec la contingence des choses externes ou avec les idées de la Providence. De ces passions, et de ses impulsions, ses fins, ses conseils, doit-on former un tout et l’unir, non pas selon les lois des choses nécessaires, mais selon les choses contingentes; pour cela, il n’est pas nécessaire de choisir le plus vraisemblable, et probable, comme nous demande l’Histoire; mais il suffit cette vraisemblance qui se dispose à produire l’instruction et l’émerveillement dans l’âme des spectateurs et tout cela dans un degré non pas ordinaire, mais excellent et sublime. Avec cet art a édifié Monsieur Racine son illustre Tragédie; et le meilleur moyen de montrer cette vérité, c’est d’exposer, un à un, chacun des cinq actes. (Lusitano, op. cit.)

Ces aspects seront renforcés et réitérés par le second para-texte, intitulé ‘Illustration’, qui clôt cette édition. Bien qu’il soit constitué par une série d’annotations au sujet de la traduction d’un nombre considérable de vers sélectionnés par le traducteur et présentés de l’acte I à l’acte V où semble valorisé le processus de transposition linguistique face à l’impossibilité de traduction littérale de certains lexèmes, ce para-texte relève bien davantage de la théorisation des fondements du Poème Tragique et de la critique littéraire. Effectivement, les annotations qu’on peut y trouver viennent tout simplement renforcer l’admiration de l’auteur portugais envers Racine,[11] prouver auprès d’un public encore sceptique, les avantages d’une telle dramaturgie à travers les explications de son choix envers Athalie, modèle de la tragédie classique, et convaincre enfin la nouvelle génération d’auteurs portugais du chemin à suivre:

Si le Poète, dans les autres Tragédies où il a retiré son sujet de l’Histoire Grecque, ou Romaine, a su si bien peindre les coutumes de ces Nations, dans ce Drame cet engagement est encore plus notable car il nous présente les coutumes de Hébreux tel qu’on les découvre dans les Écritures sacrées. (Lusitano, p. 202.)

Remarquons, à ce sujet, que l’auteur portugais fait preuve d’érudition sur la question puisqu’il mentionne dans son étude, d’un côté, les critiques subies par Racine au sujet de la pièce, les commentaires faits par son fils Louis Racine, et, de l’autre, il renvoie à la lecture des théoriciens français comme La Motte (Discours sur la tragédie) et Fontenelle (Réflexions sur la Poétique). En faisant de la première scène du troisième acte, un peu plus loin, un exemple qu’il faut absolument suivre, Cândido Lusitano ne perd pas l’occasion d’introduire de fortes critiques au théâtre portugais:

A travers cet exemple et de tant d’autres, verra le lecteur l’art et les dispositions avec lesquels le Poète [Racine] cherche toujours un motif à faire entrer et sortir les Acteurs de n’importe quelle scène; chose qu’on ne voit pas dans beaucoup de Drames, qu’il ne faut pas dédaigner. On entre et on sort sans qu’on sache la raison de cette entrée ou de cette sortie; or on devrait précisément le savoir afin que soient exécutées les lois de la vraisemblance de la fable. (Lusitano, p. 213.)

Le ‘tendre et pathétique Racine’ célébré auparavant par Francisco Bernardo de Lima dans la Gazette Littéraire de 1761, devient ainsi un modèle de rénovation littéraire du Poème Tragique au sein de cette nouvelle Poétique qui finit par imposer une herméneutique qui se dit et qui se réécrit en même temps:

Voici en résumé la doctrine morale que l’auditoire doit tirer de cette Tragédie. Dans un style laconique, on a fait ce qu’on a pu pour l’illustrer, en transcrivant en grande partie les Annotations faites par le Sage Monsieur Racine, fils de cet illustre Poète Tragique. On y a rajouté beaucoup de choses, soit à propos de la Traduction, soit à propos des nombreuses et extraordinaires beautés poétiques qu’on a trouvées dans ce grand Drame; de cette façon, sera édifié le bon goût de la véritable Poésie Tragique chez les jeunes étudiants portugais pour qui on écrit exclusivement…[12]

Réécrire Athalie, la pièce racinienne qualifiée par Francisco Dias Gomes dans ses OEuvres Poétiques[13] comme un ‘prodige de la composition tragique’, c’est participer définitivement à la reconstruction du sens d’une tragédie française qui sert un seul objectif, celui de l’Arcadie au sein de la théorie littéraire et l’avènement de préceptes nouveaux, ceux du classicisme. Teófilo Braga, auteur de l’Histoire du Théâtre Portugais, en se référant, plus tard, au projet des Arcadiens ne manque pas de dénoncer leur échec en ces termes:

Ainsi pendant ce siècle on a commencé par imiter les comédies espagnoles et on a nos théâtres occupés par ses acteurs; dû au dilettantisme monarchique on s’est rendu à la fascination des opéras italiens, dont on traduisait les livrets en y introduisant des éléments licencieux; enfin, arriva l’imposante réaction classique de l’Arcadie qui a condamné le théâtre anglais et espagnol, a cru uniquement dans le dogme de la Poétique d’Aristote et les tragédies françaises de la cour de Louis XIV. L’histoire du théâtre portugais à cette époque est le miroir le plus fidèle de notre état social; puisqu’il n’y avait pas d’indépendance politique, comment pouvait-on exiger de l’indépendance intellectuelle? Il n’y avait pas d’idéal, parce qu’on ne croyait pas à la dignité humaine; on n’a pas découvert de formes originales, parce qu’il n’y avait pas de nationalité.[14]

Mais si le projet des Arcadiens n’aboutit pas, celui des Romantiques portera ses fruits.[15] A titre d’exemple, citons celui du fondateur du théâtre national, le poète Almeida Garrett. On peut déceler, dans ses oeuvres de jeunesse, son inclination envers Racine, l’’Euripide français’ à ses yeux.[16] Son premier essai dramatique, à l’âge de dix-sept ans, inspiré des Anciens, doit aussi sa cote part au tragique français. Relisant cette première scène ébauchée quelques années auparavant, il ajoutera ceci sur le dernier feuillet, quelques années plus tard:[17]

Mon vol tragique s’arrêta là. Feu de paille, mal allumé, et de très courte durée. Ces quelques vers sont, pour la plupart, traduits du grec, ou imités – Racine a aussi sa portion, mal volée et encore plus mal cachée. Je les conserve afin de me souvenir de mon enfance tragique, et poétique. Cela m’a charmé à l’époque; aujourd’hui cela me fait sourire.

Ces années d’apprentissage feront cependant surface dans l’esprit du poète portugais. En effet, au sein de sa vocation romantique, il ne cessera de proclamer sa tendance classique, son aspiration ‘à l’ordre, aux règles et au régime de la modération’[18] surtout à un moment de sa carrière où il élève sa voix contre les excès de l’influence du drame de Dumas fils ou celui d’Augier:

Sur ce point, je suis plus classique qu’Aristote, plus stationnaire que le vieux Horace, plus orthodoxe que Racine.[19]

Au point culminant de sa carrière romantique, il entamera pourtant une lutte acharnée contre l’invasion de l’influence française qui se faisait sentir alors dans le panorama théâtral de l’époque, au nom de l’édification d’un drame nouveau, unique et exclusivement d’inspiration nationale:

Au Portugal il n’a jamais existé de théâtre; du moins ce qu’on appelle théâtre national, jamais; en cela notre littérature ressemble à la littérature latine qui ne l’a pas eu, non plus. La scène romaine a toujours vécu d’emprunts grecs, sans jamais vivre de rente propre; notre scène a fait des ‘opérations mixtes’ avec l’Italie et Castille jusqu’à ce que, fatiguée de son existence difficile, remplie de privations et privée de gloire, elle a baissé le drapeau national, qu’elle n’a jamais hissé de plein droit, et s’est rendue à l’invasion française. [Cette invasion] achevée, il n’était plus possible d’avoir du théâtre: de toutes les littératures, la littérature dramatique est celle qui est la plus avide d’indépendance nationale. Les quelques tragédies décolorées qu’on a faites – pures puritaines classiques – étaient françaises de toute âme, de portugais elles n’avaient que les mots […] quelques-unes – une ou deux, seulement le titre et les noms des personnes. Et l’Académie des Sciences continuait à offrir des prix aux drames originaux! Et les écrivains de talent continuaient à traduire Racine, Voltaire, Crébillon et Arnaud! Non, rien ne poussait […] le théâtre national ne florissait pas.[20]

Sur les planches les choses n’étaient pas différentes: le public était avide de découvrir les grands succès dramatiques connus un peu partout en Europe. Dans ces conditions, considéré au XVIIIe siècle comme étant un théâtre essentiellement pour être lu, le théâtre racinien devient, sous l’impact de la venue de nombreuses troupes théâtrales françaises sur la scène de Lisbonne, un théâtre pour être représenté. En effet, à partir de la deuxième décennie du XIXe siècle, le répertoire racinien est donné à découvrir, en version originale, au public portugais. Grâce à l’entreprise de Mme Maria de Noronha, grande admiratrice de Molière et de Racine, celui-ci découvre Andromaque, en 1822, jouée par la troupe de M. Jourdain. Il aura encore l’occasion de revoir la pièce en 1836 jouée, cette fois-ci, par la troupe d’Émile Doux au Théâtre de la Rua dos Condes. Le 14 novembre 1895 il se laissera séduire par Sarah Bernhardt et sa Phèdre; le 4 mai 1904 ce sera le tour de Mme Bartet et de Bérénice[21].

Il faudra attendre ainsi la fin du XIXe siècle et le siècle suivant pour que le répertoire racinien, dans sa version originale ou dans sa traduction en portugais, atteigne sur la scène nationale un public plus large. Phèdre en est l’exemple le plus complet. Outre les interprétations faites, à Lisbonne, par les troupes étrangères comme celle où se présenta Adelaïde Ristori (1859), celle de Sarah Bernhardt (1895) ou celle d’Antoine Bourseiller (1978), cette pièce marque les débuts d’une troupe théâtrale portugaise dirigée par Carlos Avilez au Teatro Experimental de Cascais. Ce metteur en scène, influencé surtout par le répertoire français moderne, invitera le poète António Barahona da Fonseca à traduire la pièce racinienne. Pour l’interprétation des rôles féminins il fera alors appel à deux grandes actrices portugaises, Eunice Muñoz qui jouera le rôle de Phèdre et Amélia Rey Colaço qui jouera celui de sa confidente. La pièce qui a connu un succès immense à Lisbonne en 1967, mais aussi en outre-mer (Angola, 1973 et Mozambique, l’année suivante), marquera aussi la consécration d’une carrière triomphante sur la scène nationale de cette grande actrice portugaise qu’est aujourd’hui Eunice Muñoz.

Malheureusement pour nous la représentation des pièces raciniennes s’arrêtera là. La scène portugaise sera trop absorbée par les grands succès du drame romantique, du théâtre de boulevard et du drame moderne qu’elle transpose, imite ou adapte au goût d’un public avide des nouveautés venues de Paris.

Manifestement difficile à adapter à la dramaturgie et à la scène portugaise, le théâtre de Racine n’a pourtant pas découragé les traducteurs, poètes, metteurs en scène ou historiens littéraires.

Ce petit parcours au sein de l’univers racinien transposé sur le panorama culturel portugais, nous laisse entrevoir à quel point le traducteur est soumis aux lois esthétiques, poétiques et idéologiques qui régissent la littérature de sa langue et de son époque et dans quelle mesure il est conditionné par les ressources et les particularités de l’idiome qu’il a à sa disposition. Toujours est-il que les avatars successifs, inévitables lors du rayonnement transculturel de toute oeuvre d’art, ont été, dans le cas de Racine, une garantie de survie pour une forme de tragédie qui semblait avoir reçu le coup de grâce juste après sa floraison face au succès incontestable de la comédie moliéresque, remplacée ensuite par le drame romantique, la vogue du mélodrame et le théâtre de boulevard qui envahit la scène portugaise pendant le XIXe siècle.


[1] An earlier version of this paper was delivered at the University of Salford, U.K., as part of a conference organised by the Centre for Seventeenth-Century French Theatre entitled ‘Seventeenth-Century French Drama: Texts, Pre-Text, Para-Text, Intertext, Hypertext’, 8-9 January 2003.

[2] J. Emelina, Racine infiniment (Paris: SEDES, 1999), p. 10.

[3] Henrique de Campos Ferreira Lima dans son article intitulé ‘Racine et le Portugal’, publié en 1940 dans le Bulletin des Études Portugaises, nous rendait compte des commémorations du tricentenaire de la naissance de Racine, au cours du mois de décembre 1939, organisées par l’Académie des Sciences de Lisbonne, dans la présence de M. Abel Bonnard, représentant officiel de l’Académie Française. Il transcrivait, à l’occasion, la consternation manifestée par le professeur Paiva Boléo devant le fait qu’aucune allusion ne soit faite aux relations entre l’oeuvre racinienne et le Portugal: ‘Pour qu’il reste quelque chose de ces commémorations raciniennes, il serait fort désirable que quelqu’un consacrât une étude à l’influence de Racine au Portugal, aux jugements critiques inspirés dans notre pays par l’oeuvre du poète, aux traductions publiées en portugais et à tous les autres témoignages du retentissement de son oeuvre. Il est désolant de constater que, dans le numéro spécial (octobre-novembre 1939) consacré par la Revue de Littérature Comparée à “Racine et l’étranger”, le Portugal n’occupe aucune place. C’est là une lacune qu’il est temps encore de combler’ (cf. Biblos, 15 (1939), t. II). Bien que l’étude de Ferreira Lima et celle de Jorge de Faria intitulée ‘Racine au Portugal’ (publiée en trois volets dans le journal quotidien Diário da Manhã les 27, 28 et 30 janvier 1940) nous renseignent pour la première fois sur l’impact de l’oeuvre racinienne sur le monde culturel portugais, on est encore loin de cette étude critique souhaitée par les intellectuels sur les influences raciniennes dans la littérature nationale.

[4] Boileau, Art poétique, trad. par Francisco Xavier de Menezes (Lisbonne, Typ. Rollandina).

[5] Alexandre de Gusmão, O Marido Confundido, Collection de quelques écrits inédits politiques et littéraires d’Alexandre de Gusmão (Porto: Typ. de Faria Guimarães, 1841). Cette adaptation fut probablement jouée au théâtre du Bairro Alto à Lisbonne. Pour plus de détails, on peut consulter l’étude de Ferreira de Brito, publiée en 1989 et intitulée Origines du théâtre français au Portugal (Porto: NEFUP).

[6] Manuel de Figueiredo, Théâtre, 13 vols (Lisbonne: Impressão Régia, 1804-6), X (1805).

[7] Bibliothèque Universelle extraite de quelques journaux et des ouvrages des meilleurs auteurs anciens et modernes, no. VI, chap. XVI, pp. 65-91.

[8] Toutes les indications sur cette pièce renvoient à l’édition de la traduction de Cândido Lusitano publiée à Lisbonne en 1762 par l’Officina Patriarcal Francisco Luiz Ameno.

[9] On pense ici surtout à un public constitué par une couche sociale d’origine bourgeoise alors en pleine ascension et un public savant qui, bien qu’instruit des règles théâtrales, était moins connaisseur et moins convaincu des bienfaits du théâtre classique français.

[10] Cândido Lusitano, ‘Dissertation du traducteur sur la présente tragédie’ in Athalie, tragédie de Monsieur Racine (Lisbonne: Officina Patriarcal Francisco Luiz Ameno, 1762). Notons, au passage, que toutes les citations d’auteurs portugais dans cet article ont été traduites par nous-même à l’intention des lecteurs francophones.

[11] Cândido Lusitano ne cache pas ici dans son ‘Illustration’ son admiration envers Racine et son Athalie. Il va même jusqu’à qualifier la scène 7 de l’acte II comme l’ ‘une des plus prodigieuses de cette Tragédie’, incomparable par sa simplicité et les émotions qu’elle suscite: ‘Quelle simplicité et quelle innocence transparaissent dans les réponses de Joas! Quels artifices découvre-t-on dans les questions d’Athalie! Quelle anxiété s’abat sur le coeur de Josabet! Quel trouble et quelle peur sur l’auditoire […] Cette scène fait partie de celles qu’on lit et plus on lit, plus on admire.’ Cf. éd. cit., pp. 208-9.

[12] Ibid, p. 236.

[13] Francisco Dias Gomes, OEuvres poétiques (Lisbonne: Academia Real das Sciencias, 1799).

[14] Teófilo Braga, Histoire du Théâtre portugais, 4 vols (Porto: Imprensa Portuguesa, 1870-71), III (1871), p.vii.

[15] Notons au passage l’admiration de l’un des membres de l’Institut de France, Tibúrcio Craveiro, envers Racine. Cet auteur portugais, en 1843, fait de La Thébaïde l’un des modèles du genre tragique à côté d’Oreste de Sophocle et de Castro de Ferreira dans son Essai sur la tragédie (Lisbonne: Typ. da Soc. Propagadora dos Conhecimentos Úteis). L’exemple du poète français renforcera son argumentation en faveur de la tragédie classique au détriment de la nouvelle école – l’école romantique – au nom de la conservation de la régularité des formes, du sublime et de la force des passions ainsi que de l’effet d’illusion sur la scène.

[16] Au troisième chant de son Portrait de Vénus (Coimbra: Imprensa da Universidade, 1821), p. 61, il ne cache pas son admiration pour la belle et malheureuse Phèdre.

[17] En 1952, Damien Saunal lui reconnaîtra cette inclination qu’il commente, de cette façon, dans son étude des ‘Textes inédits d’Almeida Garrett – Fragments d’oeuvres dramatiques – 1 – Iphigénie en Tauride, Oedipe à Colonne’, publiée dans le Bulletin d’Histoire du Théâtre portugais, 3 (1952), pp. 45-90: ‘Nous pouvons nous permettre de sourire un peu, au passage, devant la conclusion sentencieuse de ce grave moraliste de vingt-et-un ans, qui d’ailleurs sourit de lui-même. S’il se défend par avance contre notre éventuelle sévérité en se refusant toute indulgence apparente, nous sentons bien dans son jugement quelque secrète et bien légitime tendresse. Quant à Racine, Garrett n’a que des raisons fort générales d’invoquer son parrainage. Sans doute songe-t-il à lui comme à l’écrivain qui a le mieux illustré la formule dramatique qui est alors la sienne: une tragédie de type classique, en cinq actes et en vers réguliers, mue par les ressorts et écrite dans le style que l’on sait, empruntant ses sujets à l’antiquité, et spécialement ici à l’histoire légendaire de la fille d’Agamemnon. Aucune autre parenté ne s’affirme entre l’Iphigénie en Aulide du poète français (ou le plan de son Iphigénie en Tauride publié par Louis Racine), et l’esquisse de Garrett. Ce n’est pas non plus du texte original d’Euripide que Garrett s’inspire. […] Garrett suit bien ici le P. Brumoy [Théâtre des Grecs], comme le note Mme Crabbé Rocha’ (cf. pp. 52-53; 54).

[18] Almeida Garrett, Doctrines de l’esthétique littéraire, préface et notes d’Agostinho da Silva (Lisbonne: Gráfica Lisbonense, 1938), p. 72. Effectivement dans son discours au Conservatoire, Garrett dénonce les tares du drame: ‘Ce genre, que pour beaucoup n’est que d’une nature hybride ou une aberration, a surtout prouvé son incapacité à exercer sa puissance sur la scène due à la démoralisation artistique avec laquelle il a corrompu le public’.

[19] Idem, pp. 71-72.

[20] Almeida Garrett, OEuvres complètes du vicomte Almeida Garrett, 24 vols (Lisbonne: Empreza da História de Portugal, 1900-4), III (1900), 133-34; 139-140.

[21] A l’heure où nous rendons notre article terminent les représentations de Bérénice au Théâtre National D. Maria II à Lisbonne (22 avril/22 mai 2005), dans une traduction de Vasco Graça Moura et la mise en scène signée par Carlos Pimenta.