In Le Cercle des Muses / O diálogo das Artes (Ariane 16, 1999/2000).
Graça Abreu
Universidade de Lisboa
La séduction exercée par le mythe de Psyché sur le XVIIe siècle est attestée par les diverses approches que différents arts, à commencer par le ballet de cour, en ont faites, tout au long du siècle. Ainsi, au Ballet de la reine adapté de la fable de Psyché (1619), a pu succéder le Ballet royal de Psyché, conçu par Benserade en 1656, et dans lequel le roi a même dansé trois rôles: le Printemps, un Esprit Follet et Pluton. Mais, si cette fable mythologique se trouve être particulièrement attirante pour le ballet, tel que le conçoit le XVIIe siècle, par le charme de son intrigue, par sa matière romanesque et par l'exposition de beautés diverses qu'elle implique, cela ne va pas empêcher la littérature et le théâtre de la reprendre, un peu plus tard. Ce qui donne à penser qu'elle se prêtait exceptionnellement au travail de célébration des arts, ou d'un art en particulier, qui pourrait ne pas être forcément le ballet. Ce serait, à mon avis, le sens des reprises que La Fontaine, d'une part, et Molière, d'autre part (secondé par Corneille, Quinault et Lulli), en on faites en 1669 et 1671 respectivement, même si, dans le cas de Molière, la présence du ballet dans la pièce est à l'évidence très importante.
C'est pour cela que je prends ces deux dernières réalisations pour objet de ma réflexion: elles constituent les témoignages les plus réussis de la façon dont les deux auteurs – La Fontaine et Molière – envisagent les rapports entre les différents arts qui y sont présents: en accord avec le mouvement intellectuel et artistique de leur temps mais, par conséquent, soucieux de renouvellement et d'originalité.
La première question à poser concerne donc la correspondance de ces deux objets, redevables de deux pratiques différentes – la littérature et le théâtre -, au goût, à la sensibilité, aux intérêts, et même aux exigences de leur époque, en matière artistique.
Dans cette courte période de deux ans qui sépare la publication des Amours de Psyché et de Cupidon, de La Fontaine, de la première représentation de la tragédie-ballet de Psyché, de Molière[1], les aspirations artistiques des auteurs alors les plus considérés et de leur public privilégié penchent moins du côté de la stricte réglementation héritée, et plus ou moins adaptée des Anciens, que vers un mélange bigarré et harmonieux où la régularité est un effet, et non une norme, obtenu par mixage – alliage et conciliation – de genres, de styles, de registres et de références.
Cette esthétique, appelée galante par certains auteurs[2], prône la variété et l'innovation, au détriment des cadres génériques traditionnels. Alain Viala le fait remarquer à propos du Discours de Paul Pellisson sur les Oeuvres de Sarasin[3]:
La qualité d'inventeur est aussi attribuée à Sarasin au titre de sa Pompe funèbre de Voiture[...] que Pellisson [...] qualifie de «chef-d'oeuvre». Il y voit trois qualités principales: la nouveauté, la variété, enfin le fait que les vers et la prose y soient mêlés et même, plus exactement, que vers et prose y «composent le corps d'une même narration», qu'ils soient comme fondus. Il ne s'agit plus d'innover au sein des cadres génériques existants, mais de modifier leur distribution. [...] les frontières elles-mêmes peuvent être sinon abolies, du moins estompées, puisqu'on peut être «poète et orateur en même temps».
Ce n'est qu'un exemple. Toutefois il est significatif, dans la mesure où le Discours de Pellissson est le lieu d'une théorisation, floue, éparse, déguisée mais fermement conduite dans le sens d'une mise au même rang des pratiques artistiques les plus généralisées et appréciées par l'élite du public mondain et les genres qui occupaient les sommets de la hiérachie littéraire où l'on considérait aussi, et principalement, le théâtre.
Et c'est exactement quand il s'agit de théâtre que le mélange est le plus poussé: en partie, parce que c'est, par définition, un art hybride, intégrant non seulement un texte qui, en principe, peut être considéré comme étant littéraire mais aussi au moins, la performance des acteurs et tout ce qui visuellement et plastiquement peut faire partie de la scène; mais surtout parce qu'en France, le XVIIe siècle verra naître, évoluer et, dans certains cas, mourir, diverses formes d'accouplement du théâtre (de la comédie, comme on dit alors) et de la musique.
Si cela est encore, comme le veut Viala, la preuve du foisonnement de l'esthétique galante – "ligne de force d'un «rêve mignard», qui, autant que le rêve d'un «grand art», a parcouru la création artistique en France durant tout le temps de l'âge dit classique"[4] -, que nous pouvons retrouver "dans le théâtre à machines [...], chez la Fontaine, dès le Songe de Vaux [...] et triomphant chez Molière, dans la partie la plus abondante de sa production, les «comédies-ballets»[5]" -, c'est que la portée de cette esthétique ne comprend pas que la littérature et que, de ce fait, elle ne peut être réduite aux dimensions d'une poétique où la musique, la danse et les machines ne sauraient pas trouver leur place, car plus que de mélange et de conciliation des genres littéraires traditionnels, il s'agit vraiment de recherche du beau "dans le mixte, dans l'alliage qui dépasse les contradictions[6]" mais indépendamment du caractère, littéraire ou non, des arts impliqués.
Ainsi, soit sous l'impulsion du goût pour le ballet de cour, soit comme réaction à l'opéra italien, de nouveaux genres théâtraux se développent, comme la tragédie à machines et la comédie-ballet, avec leurs caractéristiques propres et qui ne sauraient se confondre. Mais jusqu'où Molière, à qui l'on doit ce dernier genre, prétendait-il mener l'entrelacs de théâtre et de musique? Serait-ce vers l'opéra comme le prétendent certains critiques? La presque nouveauté constituée par Psyché, tragédie-ballet, ou, selon le livret, tragicomédie et ballet, pourra nous laisser entrevoir une autre voie qui, malheureusement, n'a pas eu de continuité.
À son tour, La Fontaine, par la place faite aux arts, et notamment, aux arts plastiques et visuels dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, donne à penser que, plus qu'un jeu intertextuel, le texte a une ambition inter-artistique qui donnerait à l'art littéraire la primauté sur tous les autres. Je commence donc par cette oeuvre, pour respecter la chronologie.
Malgré les «ambiguïtés de l'éloge royal et solaire»[7], ou, plus précisément, à cause de ces ambiguïtés, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, l'éloge du roi met l'accent sur ses réalisations dans le champ artistique - dont il est le protecteur, l'inspirateur, l'ordonnateur et le déclencheur, dans l'exercice de son pouvoir sur les arts et les artistes -, c'est-à-dire sur son rôle de mécène au détriment d'autres attributs du roi soleil et particulièrement de ceux qui ont à voir avec des manifestations violentes comme la guerre. Louis XIV peut être particulièrement doué et pour le jeu politique et pour les combats, comme tout héros classique, mais cela est presque omis par La Fontaine qui n'est intéressé que par Louis amoureux, hédoniste et connaisseur en art.
Versailles, scène de la promenade des quatre amis qui donne lieu à la lecture de Psyché, est un lieu privilégié pour mettre en relief le goût du roi et l'excellence de ses choix, dans la mesure où le parc et le palais, tels que nous les décrit La Fontaine, constituent le plus riche assemblage qu'on peut imaginer de ce qu'il y avait de mieux en sculpture, architecture, peinture et en l'art du jardin, qui rassemble tous les autres. En effet, Poliphile, narrateur/auteur de second degré, nous guide judicieusement à travers le parc, nous révélant ses choix pleins de sens, au contraire de son homonyme de l'une des oeuvres auquel le texte est redevable – le Songe de Poliphile -, lequel, selon Boris Donné, «fait à vrai dire plutôt figure de simple spectateur ou visiteur d'un univers merveilleux que le lecteur découvre en même temps que lui à travers le compte rendu tout à la fois étonné et excessivement précis qu'il en donne.[8]
En effet, les jardins de Versailles ne sont pas l'objet d'une description détaillée et rigoureuse, et encore moins le palais, même si, en apparence, le texte nous donne l'impression d'un tout complet, à travers le parcours que les quatre amis y font. Ce sentiment d'univers parfait, et donc sans omissions, procède aussi, entre autres, du travail intertextuel qui y est mis en oeuvre.
L'intertextualité est de rigueur pour tout poète galant. Car, plus que la dette plus ou moins consciente que tout texte a envers d'autres textes, il s'agit objectivement d'un moyen de capter l'intérêt de publics très différents. L'esthétique galante ne s'impose que grâce à une stratégie de conciliation de publics, selon une hiérarchie qui met au premier niveau, comme récepteurs souhaités, les «honnêtes gens», mais qui prétend aussi y intégrer les savants (ou "pédants", comme l'on disait alors dépréciativement) – ces doctes qui, farouches défenseurs des poétiques anciennes, n'admettent au royaume des lettres, dont ils demeurent les gardiens, que ceux qui peuvent montrer un savoir érudit, attesté par les références qu'ils exhibent dans leurs écrits.[9] Contradictoirement, rien n'est plus détesté par les honnêtes gens que les exhibitions de savoir. C'est ce qui les mène à appeler pédants ces savants qui sont autorité en matière littéraire. Les auteurs galants ont dû alors, simultanément, insérer et déguiser les références érudites dans leurs oeuvres, ce qui instaure une connivence particulière avec chaque lecteur qui les y reconnaît, sans blesser tous ceux – le public mondain des honnêtes gens à la mode – qui seraient rebutés par la pesanteur d'une érudition trop évidente et qui peuvent même ne pas se rendre compte de sa présence, n'appréciant dans les oeuvres que la matière (plutôt romanesque et amoureuse) et la façon – élégante, spirituelle, originale et variée – dont les auteurs savent l'agrémenter.
Revenons donc à La Fontaine. La seule dette qu'il reconnaît dans la Préface de sa Psyché concerne Apulée. Néanmoins c'était la seule qu'il ne fallait pas avouer car elle est trop évidente: il n'y aurait pas de Psyché sans Apulée, c'est l'origine même du mythe[10]. Et malgré tous les autres apports et les ajustements que la Fontaine lui fait subir, il est parfaitement reconnaissable comme source de l'inventio de l'auteur. Néanmoins, la critique a décelé un abondant intertexte, à la tête duquel est Le Songe de Poliphile - le texte de Colonna[11], déjà cité ci-dessus -, mais où prennent place aussi des aspects de L'Astrée, de L'Illusion comique, des tragédies à machines, de certaines pièces de Molière, de la tragédie élégiaque des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, pour ne citer que les principaux, à côté des auto-citations venant du Songe de Vaux et même d'Adonis, celui-ci publié avec Les Amours de Psyché et de Cupidon mais qui lui serait antérieur et, à son tour, réécriture très personnelle de l'Adone de Marino[12].
Si la plupart de ces textes ont surtout à voir avec la fable de Psyché proprement dite, telle qu'elle est racontée par Poliphile, mon intérêt porte en particulier sur ce qui concerne le récit‑cadre – la promenade des quatre amis dans le Parc de Versailles et leur causerie à propos de Psyché ou de ce qu'ils regardent -, parce que je considère que toutes les données y sont disponibles pour nous prédisposer à la réception de la fable, que c'est là qu'est établie la plurivocité de sens qui permet les diverses lectures et, surtout, que le Parc est non seulement espace et décor mais aussi miroir du texte lui-même.
À cet égard, le type de relation instituée entre le texte de La Fontaine et l'Hypnerotomachie ou Discours du Songe de Poliphile s'avère très important. Boris Donné en fait l'interprétation, en nous fournissant des informations fondamentales sur ce dernier, notamment sur sa traduction française, publiée à Paris en 1546, et qui aurait été celle que La Fontaine a connue[13]:
L'ouvrage, un grand in-folio, était orné de somptueux bois gravés de Jean Goujon dont la finesse dépasse de loin les illustrations de l'original italien. [...] On le considéra longtemps comme un ouvrage surtout utile aux architectes et aux peintres [...]; ses illustrations durent servir de modèle à Mansart pour certains aménagements du Parc de Versailles [...]. C'était sans doute un livre qu'on lisait moins qu'on ne le parcourait, pour admirer ses gravures architecturales et s'ingénier à déchiffrer les emblèmes et les hiéroglyphes qu'il contient.[14]
La nature du rapport entre les deux oeuvres aurait donc moins à voir avec une structuration de Psyché en tant que pèlerinage spirituel (de ce point de vue, c'est bien le conte d'Apulée qui l'oriente) qu'avec la transposition en langage littéraire de la richesse visuelle et plastique de l'oeuvre de Colonna telle qu'elle était connue en France. En effet, cette dette s'avère bien plus importante que les quelques épisodes réécrits qui nous font reconnaître la présence d'un texte dans l'autre. Je dirais même qu'ils n'y sont que pour avertir un public connaisseur. Et que, l'un des effets de cet avertissement, et de la reconnaissance qui en découle, étant l'évocation des illustrations, cela permettait d'établir des correspondances et, ainsi, d'intensifier l'appréciation des descriptions d'oeuvres d'art (évocatrices ou non de l'Hypnerotomachie) qui abondent dans Psyché. L'intertexte servirait donc l'ecphrasis, que La Fontaine, comme tant d'autres, pourrait prétendre du moins égale sinon supérieure, en valeur artistique, à l'oeuvre d'art qu'elle décrit.
En effet, tout est art dans Psyché, à un tel point que le texte lui-même se présente à nous comme un parc ou un jardin des arts. Jean Rousset[15] nous le signale remarquablement:
[Dans Psyché] tout s'exerce et s'élabore, non seulement l'art mais le spontané lui-même, à commencer par l'amour, qui s'apprend comme un art. [...] Psychéest une oeuvre entée sur d'autres oeuvres, elles-mêmes issues d'oeuvres antérieures, qui s'y reflètent à l'infini comme dans une galerie des glaces où se rassemblerait tout un musée, où s'édifierait un système des beaux-arts.
Aussi n'est-ce pas un hasard si La Fontaine, non content de reprendre avec «les amours de Psyché et de Cupidon», une vieille histoire élaborée par de bons auteurs, invente de la situer dans le décor le plus composé, le plus artificiel qui se pût concevoir: le parc de Versailles[16].
C'est par cela que je crois que le parc de Versailles, décor du récit-cadre, est aussi l'allégorie du texte même où il s'insère et que celui-ci prétend être non seulement galeria et discours théorique et critique sur les arts, mais aussi l'objet d'art par excellence, de l'art suprême du discours poétique.
À cet égard, l'observation d'Allen S. Weiss, dans la Préface de son édition de la Relation de la fête de Versailles par André Félibien[17], acquiert une totale pertinence:
Depuis l'âge du Baroque, chaque époque a eu le rêve d'une oeuvre d'art totale. [...] C'est plutôt déjà le jardin à la française, illustré par Versailles, qui a mérité cet honneur. Car le jardin est à la fois scène et spectacle, il existe comme une oeuvre d'art en soi, et comme un lieu de représentation, conjonction et synthèse de tous les autres arts.
Et il ajoute même que "la logique poétique du jardin est par excellence synesthésique, elle touche tous les sens et culmine en une expérience esthétique qui dépasse la somme de ses éléments sensoriels et sensuels"[18].
Or, dans le fonctionnement textuel de l'allégorie du parc, le théâtre acquiert une importance particulière. Parce que ce parc évoque irrésistiblement les grands spectacles de l'année antérieure – le Grand Divertissement Royal de Versailles – s'offrant en même temps comme mémoire de ces fêtes en tant que leur décor, comme spectacle éblouissant pour les quatre amis, et comme scène – de la promenade, de la lecture, et même de la fable de Psyché, dont les espaces sont souvent presque calqués sur ceux du récit-cadre.
De ce point de vue, ce n'est pas par hasard que la théâtralité imprègne le texte de façons diverses: dans le récit-cadre, par la discussion des quatre amis qui porte sur les mérites relatifs, par rapport à la réception, de la tragédie et de la comédie; dans la fable de Psyché, par les mouvements extraordinaires semblables à ceux que les tragédies à machines mettaient alors en scène; dans tout le texte, par le mélange de vers irréguliers qui étaient employés par la musique au théâtre, et notamment dans la comédie-ballet; et finalement, dans l'une et l'autre partie, par l'insertion de lieux propices à l'illusion (la grotte de Thétys, l'antre du vieillard), qui évoquent irrésistiblement l'usage qui en est fait, à la même époque, par la pastorale dramatique et, plus encore, la grotte du magicien de L'Illusion comique de Corneille, pièce qui, créée durant les années trente, a connu plusieurs reprises tout au long du siècle. D'ailleurs, à cette époque, certains genres théâtraux relèvent de la même aspiration à la totalité révélée et par le jardin et par le texte lafontainien.
C'est cela qui nous ramène à Molière.
Sa Psyché (on peut ici oublier les autres auteurs pusiqu'on lui doit la conception de la pièce) est un produit des circonstances dont il a profité pour la situer "au carrefour des formes dramatiques alors les plus neuves en France: la pièce à machines, la comédie-ballet et l'opéra"[19].
La pièce serait donc la rencontre heureuse de différents genres musicaux mais que, pour des raisons qui ont peut-être à voir avec une volonté de ne pas laisser émerger le théâtre dans la musique, Molière situe exprès plus près de la comédie-ballet que des deux autres genres, malgré la désignation de «tragédie-ballet». Mais déjà le livret, lors de sa création à la cour, la désignait autrement: «tragicomédie et ballet».
En la désignant de cette façon, le livret, comme toujours beaucoup plus rigoureux, en ce qui concerne la représentation (la première), que ne l'est l'édition postérieure de la pièce, nous fait prendre conscience de deux aspects fondamentaux:
- le regard qu'on portait sur le spectacle;
- le degré d'implication des différents arts tels qu'ils étaient perçus.
Cette mise en perspective fait considérer la pièce, en premier lieu, comme une tragicomédie; le ballet y représentait le plus important apport (après le texte et sa représentation); mais l'emploi de machinerie ne la rapprochait pas tant de la tragédie à machines que la dénomination de tragédie-ballet ne le laisse entendre.
À l'appui encore de ce qu'une lecture attentive et du livret et du texte de la pièce nous révèle sur l'intégration des diverses pratiques, un autre point de vue, contemporain du spectacle – celui de sa description par Robinet[20] – ne nous laisse nul doute sur la part qui y prend le ballet. Mais il nous fait comprendre aussi que le spectacle n'était pas que celui de la scène, car les «ornements» de la salle en constituaient un complément non négligeable, même si l'on sait que cela fait partie de l'éloge, indirect mais de rigueur, de Louis XIV:
Le dix-sept de ce mois tout juste,
Ce ballet, pompeux, grand, auguste, [...]
Fut, pour le premier coup, dansé,
En ce vaste salon, dressé,
Dans le palais des Tuileries,
Pour les royales momeries,
Avec tant de grands ornements,
Si merveilleux et si charmants,
Tant de colonnes, de pilastres,
Valant plusieurs mille piastres,
Tant de niches, tant de balcons,
Et, depuis son brillant plafond
Jusqu'en bas, tant de peintures,
D'enrichissements et dorures,
Que l'on croit, sur la foi des yeux,
Être en quelque canton des cieux.
Tout ajoutait aux splendeurs de Psyché. Mais, représentée plus tard au Palais-Royal, et même sans la richesse de décoration de l'espace des Tuileries, les charmes du ballet et de la représentation continuaient à agir ensemble pour le plaisir des spectateurs car la pièce connut un succès considérable.
En effet, malgré l'emploi des machines de l'Ercole Amante, que la commande du roi imposait, Psyché se développe dans une structure à intermèdes qui caractérise la comédie‑ballet, leur associant les changements à vue qui, dans la tragédie à machines étaient un des effets spectaculaires qui renforçaient l'effet des vols, et des actes de magie en général, propres à l'intrigue mythologique. Mais, en déplaçant ces changements vers les intermèdes, où il y a toujours une prééminence du ballet, Molière valorise particulièrement celui-ci au détriment d'une spectacularité fondée davantage sur la technicité de la machinerie. Cette mise en relief du ballet par rapport aux machines est d'autant plus évidente que, d'une part, contrairement à la tradition déjà établie pour les tragédies à machines, dans Psyché il y a des moments (dans le Prologue, par exemple) où l'apparition de machines a un caractère conflictuel et n'est pas accompagnée de musique; d'autre part, la danse occupe progressivement plus de temps, tout au long des intermèdes, avant d'atteindre son apothéose dans le ballet final. Pour l'acteur qu'est Molière, danser est encore représenter par des corps d'acteurs (ou danseurs) - un art très proche de la pantomime, qu'il a appelé «comédie muette», dont il fait aussi usage à partir des Amants magnifiques (de l'année antérieure) et dont le jeu est très proche de celui des Furies et des Lutins, personnages infernaux qui, au quatrième intemède de la pièce, «essaient, par des figures étonnantes, d'épouvanter Psyché», selon le livret.
La musique, à son tour, évidemment présente dans les moments ballétiques, n'est réservée, hors de ces moments, qu'aux temps de pause de l'action, où elle prolonge les effets de celle-ci, comme c'est le cas de la "plainte" en italien, composée par Lully, qui souligne la tristesse du départ de Psyché pour épouser le supposé monstre.
Cela signifie que ni machines ni musique ne dominent la pièce, ni même d'ailleurs le ballet. Puisque celui-ci, à l'exemple du Bourgeois gentilhomme, (de l'année antérieure, aussi), en dépit de son caractère de conclusion de chaque acte qui le met au premier plan, ne cesse pas d'être totalement subordonné et intégré à l'action dramatique, notamment parce que ses personnages y participent. Ce qui y marque une suprématie de la comédie (c'est-à-dire du théâtre à texte) sur les autres arts qui y sont intégrés, bien que Psyché soit la pièce de Molière (et de tout le théâtre du XVIIe siècle) où l'interpénétration entre musique et langue dramatique est le plus poussée. Mais sans jamais permettre à la musique de prendre le dessus.
Par conséquent, bien que Psyché soit la première pièce française où les vers mêlés (à l'italienne) sont systématiquement employés, soit dans les intermèdes, soit à l'intérieur du texte représenté, la représentation ne s'y change jamais en récitation, caractéristique de l'opéra où l'ensemble des arts est lié par la musique[21], car, dans cette pièce, la liaison est établie par le texte dramatique qui y est représenté.
La finalité de ce mélange serait donc autre que d'être un pas vers l'opéra, ce qui ferait émerger la représentation sous la musique. Christian Delmas[22] pose cette question:
Dès lors on peut se demander si la formule mixte de Psyché, qui sur un sujet de tragédie à machines transpose en tragédie-ballet la comédie-ballet proprement moliéresque, entremêlant sans les confondre paroles récitées et musique chantée ou dansée à une intrigue largement traitée sur le mode de la comédie, ne doit pas être considérée, plutôt qu'en simple étape vers l'opéra, comme une synthèse personnelle entre les genres musicaux en concurrence, un coup d'arrêt donné à la domination croissante de la musique sur le verbe, du musicien sur le poète, et si elle n'a pas représenté pour Molière la voie d'avenir du théâtre musical: Psyché, qui reprend le décor infernal de l'Ercole amante, occupe théoriquement la même position fondatrice qu'Andromède d'abord commandée pour réemployer les décors d'Orfeode Luigi Rossi, le premier opéra créé en France.
Ainsi, si Molière semble aussi aspirer à la totalité, cette aspiration nous apparaît distincte de celle que Lully parviendra à réaliser: la création de l'opéra français. En revanche, on pourrait parler, à propos des expériences de Molière dans ce domaine, d'un théâtre musical où ballet, musique et machines auraient leur part mais où la comédie l'emporterait toujours.
Les circonstances historiques connues – le privilège de Lully pour la musique, le décès prématuré de Molière – n'ont pas permis à l'auteur d'aller plus loin dans cette voie. Mais il est presque certain que ce n'était pas vers l'opéra qu'il acheminait son art, à travers la comédie-ballet, dont il est le créateur, et surtout avec l'expérience liminaire de Psyché. Le théâtre musical dont il aurait rêvé ne se voulait pas submergé par la musique mais il aurait pu coexister avec le théâtre lyrique, si Molière en avait eu le temps et les moyens.
En conclusion.
Sous l'égide de la galanterie, l'aspiration baroque à la totalité, d'abord ressentie comme un manque, se trouve maintenant disciplinée et apparaît comme possible à des auteurs qui ne se posent plus de la même façon les problèmes de l'inaccessible transcendance car la toute puissance louisquatorzienne l'a apparemment mise à la portée des artistes. Et même s'ils ont quelquefois conscience de vivre une fiction, les conditions historiques les obligent à la méconnaître et, pour les meilleurs, il a fallu rechercher dans l'art la totalité possible, que ce soit à travers le jardin, l'opéra, le théâtre musical ou le discours poétique. Ainsi s'explique qu'aucun des deux auteurs ici concernés – La Fontaine et Molière -, ne semble considérer de façon égalitaire les arts autres que les siens. Toutefois, ils ne le font pas de la même façon car la pratique mono-artistique de La Fontaine est tout à fait différente de la pratique pluri-artistique de Molière. Cela distingue littérature et théâtre. Dans la première, en transposant dans le langage poétique ce qui a déjà été traité artistiquement, on ne prétend pas à la présence de ces arts dont on parle car, dans le texte, il n'y a que la littérature. Mais on peut suggérer que celle-ci, art sur l'art, est encore plus artistique. Dans le théâtre, il s'agit d'une question de degré, dans la coexistence qui le caractérise: différents arts peuvent y être réellement présents. Néanmoins, cette présence n'est pas égale car on peut faire toujours (et on le fait) que l'un d'eux soit dominant.
Cette volonté commune de trouver l'art des arts qui unit La Fontaine et Molière et qui se concrétise donc dans le discours poétique, pour le premier, et dans la comédie, pour le second, repose, pour les deux, dans l'utilisation d'une matière qui leur est aussi commune: le langage verbal. Car si elle est la seule matière du poète, elle ne cesse pas d'être la plus puissante dans l'art théâtral de Molière, mais ici valorisée par toute la mise en scène qui va du jeu des acteurs, le principal atout, aux contributions de tous les autres arts – dont en premier lieu le ballet mais aussi la musique, les décors et les machines.
La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (éd. Françoise Charpentier) Paris, Flammarion, 1990.
Molière, Oeuvres complètes II (éd. Georges Couton), Paris, Gallimard, La Pléiade, 1971.
Patrick Dandrey, La Fontaine / Oeuvres «galantes». Adonis – Le Songe de Vaux – Les Amours de Psyché, Paris, Klincksieck, 1996.
Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique, Paris, Klincksieck, 1992.
Christian Delmas, La Tragédie de l'âge classique, Paris, Seuil, 1994.
Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe. Récit, rêverie et allegorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Honoré Champion, 1995.
Littératures classiques 19 (Qu'est-ce qu'un classique?), Automne 1993.
Littératures classiques 21 (Théâtre et musique au XVIIe siècle), Printemps 1994.
Alain Viala (dir.), L'Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Oeuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1989.
[1] J'omets les autres auteurs – Corneille, Quinault et Lully – car c'est à Molière qu'appartient le "plan de la pièce" et que c'est lui qui en a "réglé la disposition" comme on peut le lire dans l'avis du "libraire au lecteur" de la première édition. Cela veut dire que c'est Molière qui a organisé le spectacle et prévu les effets scéniques, ce qui faisait qu'on le considérât comme le véritable auteur au XVIIe siècle en dépit du fait que la plupart des vers fussent de Corneille. La versification d'une pièce de théâtre n'avait pas l'importance qu'on lui prête de nos jours.
[2] Je me rapporte particulièrement à l'«Introduction» d'Alain Viala à L'Esthétique galante. Paul Pellissson, Discours sur les Oeuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1989.
[3] Op. Cit., pp. 30-31.
[4] Op. Cit., p. 45.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe: récit, rêverie et allégorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Honoré Champion, 1995: 27-37.
[8] Ibidem: 167-168.
[9] C'est surtout à Alain Viala, que je recours encore. Voir particulièrement Op.Cit., pp. 15-27.
[10] Les Métamorphoses.
[11] Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili (1499). Traduction française: Hypnerotomachie ou Discours du Songe de Poliphile, Paris, 1546.
[12] Boris Donné, Op. Cit., exploite pleinement les différents aspects de cette richissime intertextualité.
[13] Op. Cit., pp. 172-180.
[14] Ibidem, p. 173.
[15] «Psyché ou le génie de l'artificiel», pp. 181-198 [in] Patrick Dandrey, La Fontaine / Oeuvres «galantes»: Adonis – Le Songe de Vaux – Les Amours de Psyché, Paris, Klincksieck, 1996.
[16] Pp. 181-182.
[17] Paris, Éditions Mercure de France, 1999.
[18] Pp. 5 et 8.
[19] Christian Delmas, «Le théâtre musical et Psyché de Molière». Théâtre et musique au XVIIe siècle (Littératures classiques 21), 1994, p. 221.
[20] Cité par Georges Couton [in] Molière, Oeuvres complètes II, Paris, Pléiade, 1971, p. 792)
[21] Jean-Marie Apostolidès, «Mythologie du Roi-Soleil», [in] De la littérature française (dir. Denis Hollier), Paris, Bordas, 1993.
[22] Op. Cit., p. 222.