topo


Marins, pêcheurs: l’envers du voyage dans le théâtre

(O’Neill, Santareno)

in: Travel Writing and Cultural Memory / Écriture du voyage et mémoire culturelle
Ed. Maria Alzira Seixo. Amsterdam / Atalanta, GA: Rodopí, 2000

Graça Abreu
Universidade de Lisboa

Ma réflexion sur les pièces dont je m’occupe ici - Le Lougre de Bernardo Santareno et cinq «pièces de la mer» d’Eugene O’Neill - est guidée par deux questions fondamentales qui concernent les types de mobilité et de sens de l’espace y considérés et qui ont à voir avec ce qui me paraît être «l’envers du voyage» dans ce corpus, où il s’agit plutôt d’immobilité et de clôture étouffante que de voyage au sens où notre imaginaire culturel l’a conçu, car tout se joue dans un univers limité et concentrationnaire - celui du navire où se passe chacune des actions.

La première question me fait donc demander quel est le rapport entre ce fait et le type de personnages concernés: en effet, peut-on parler de voyage quand les protagonistes sont des travailleurs de la mer? - des pêcheurs, dans le cas de Santareno, et des marins, ou plutôt des matelots, dans celui de O’Neill?

La seconde question, ayant de très forts liens avec le problème soulevé par la première, se rapporte à l’adéquation de cette pratique spécifique - le théâtre - pour rendre compte d’un renfermement qui, j’insiste, s’avère être radicalement opposé à ce que nous appelons voyage au XXe siècle et qui implique d’habitude un sens d’orientation et de progression, une jouissance de l’espace parcouru et un gain d’un ordre quelconque. Or, au contraire, nous transmettant une configuration d’immobilité ou de rétrécissement à un espace très restreint, qui est un espace de souffrance pour les personnages, ces pièces me font interroger les rapports entre ce type d’espace et une certaine conception de théâtre, très accentuée dans les deux auteurs, car elle me paraît particulièrement ajustée à l’expression des sentiments d’emprisonnement qui leur est commune.

Il s’agira donc, dans l’ensemble des deux questions, d’établir les configurations du sociogramme du , tel qu’il nous apparaît dans ces textes et les configurations y dessinées aussi des sociogrammes du et du , tout en tenant compte de la pratique spécifique qui est censée les soutenir et qui n’est pas le texte mais le théâtre.

Pour en parler, il me faut tout de suite mettre en relief l’apparente contradiction constituée par cette approche qui prétend à rendre compte d’une idée de théâtre, n’ayant comme champ d’analyse que des textes dramatiques. Mais, à mon avis c’est exactement la conception de la mise-en-scène, très accentuée, je le répète, dans ces textes dramatiques, qui fait qu’ils ne puissent être envisagés que comme projet de représentation théâtrale et qui m’incite à parler de théâtre à partir de leur lecture.

Malgré la quarantaine d’années qui sépare les «pièces de la mer» de O’Neill - représentées entre 1916 et 1919 et publiées pour la première fois à la fin de 1923 - et Le Lougre de Santareno - représenté et publié en 1959 -, on peut, en effet, y déceler quelques champs thématiques communs qui créent cette ambiance où les personnages n’ont pas d’issue et où leur caractérisation se nous présente, donc, au moins en partie, comme le résultat des conditions de leur vie.

Dans la première des «pièces de la mer» - En route vers Cardiff[1] - comme dans les autres, les neuf matelots (je ne considère que les matelots, excluant donc le capitaine et l’officier en second qui sont des exceptions dans cet univers, et nous verrons pourquoi), les neuf matelots ont de différentes nationnalités - des anglais, des américains, un irlandais, un suédois, un norvégien. De par leur origine, ils n’ont rien ou très peu en commun entre eux et toutefois ils ont des habitudes, des perspectives et des façons d’agir qui les unissent et dont l’auteur prend bien soin de nous en donner une interprétation. Je me rapporte à une conversation entre les marins où ils  se plaignent des conditions déplorables et de l’incompétence du capitaine du «Glencairn», le caboteur où ils sont engagés. Cette conversation est tenue à mi-voix car, à l’arrière-plan de la scène, l’un d’eux - Yank - est malade et mourant dans sa couchette. Après quelques répliques, une didascalie nous rend compte non seulement de la montée du ton mais aussi de la cause de cette montée, laquelle implique une caractérisation des marins, en général (14):

Inconsciemment, tout à la joie, chère aux marins, d’avoir un sujet de plainte, ils ont élevé la voix, oubliant le malade.

D’ailleurs, malgré la pointe d’ironie qui perce ce comentaire d’auteur et que la représentation pourra ou non faire comprendre, ce sera le moribond lui-même, avec la force de conviction qui lui vient de sa situation, qui exprimera le mieux le sens de la fatalité éprouvée par tous ces travailleurs de la mer (20):

YANK. - Cette vie de marin, quand on la quitte, y a pas tellement de quoi pleurer. Bateau, après bateau, travail dur, petite paye, et tambouille infâme. Une fois au port, on se saoule, ça tourne en bagarre, tout l’argent file et le bateau reprend la mer. Jamais on connaît des gens bien. Dans les villes on quitte pour ainsi dire jamais le quartier du port. On voyage dans le monde entier, et on le voit pas. Et personne pour se demander si on est mort ou vivant. (Avec un sourire amer:) Pas grand-chose à regretter dans tout ça, Drisc.

Dans Le Long retour[2] , qui se passe encore dans le «Glencairn» - le caboteur anglais qui est le lieu de l’action le plus fréquent dans ces pièces - les derniers mots d’Yank se trouvent confirmés par l’échec du projet d’Olson, matelot suédois, qui est d’abandonner la mer, de s’acheter une ferme et d’y travailler jusqu’à la fin de ses jours. Mais incapable de résister à l’alcool et à la séduction d’une prostituée du port, on l’embarquera, évanoui, dans le pire des navires, où il sera engagé de force.

La Lune des Caraïbes[3] sera une autre démonstration de la lucidité d’Yank face à la mort. Dans le caboteur, maintenant mouillé au large d’une île des Antilles, les matelots désobéissent aux ordres du capitaine, s’achètent des boissons et s’enivrent, au risque de s’entretuer dans la bagarre qui s’ensuit.

Dans De l’huile[4] , passée à bord d’un baleinier - l’«Atlantic Queen» -, les matelots ont aussi de quoi se plaindre mais leurs plaintes portent plutôt sur l’inflexibilité du capitaine, qui refuse d’entamer le retour, même si les hommes ont fini leur contrat de deux ans, au nom d’une réputation, qu’il ne veut pas perdre, d’être le meilleur baleinier - celui qui rentre toujours avec la plus grande quantité de barils d’huile. Entourés de glaces qui ont immobilisé le navire pendant toute une année dans les eaux de l’Océan Arctique, la sensation d’emprisonnement de ces hommmes s’est accentuée et, maintenant que les glaces se dégagent et que leur contrat est fini, ils ne pensent qu’à fuir ce lieu - prison autour de la prison - tandis que le capitaine s’obstine à aller encore plus loin vers le Nord pour faire l’approvisionnement d’huile de baleine qu’il n’a pas pu faire avant.

En dialogue avec Ben,  le mousse, qui, appeuré, parle le moins possible, c’est le Steward qui nous met au courant des sentiments éprouvés par tout l’équipage (38):

LE STEWARD, d’une voix où perce la même crainte. - Il arrête pas de regarder les glaces. (Soudain furieux, il brandit le poing en direction de la claire-voie.) Les glaces, les glaces, les glaces! Saloperie! Saloperie de glaces! Bientôt un an qu’il nous garde là, à ne voir que ces glaces, coincés dans ces glaces comme mouches dans du miel!

BEN, appeuré. - Chut! Il va t’entendre.

LE STEWARD, furieux. - Oui, saloperie! Saloperie d’Océan Arctique, et saloperie de fumier de baleinier! Et saloperie d’imbécile que je suis, moi, d’être monté à bord. (Il se calme, comme s’il comprenait l’inutilité de sa colère. Il secoue la tête lentement, avec une profonde conviction.) Un homme aussi dur que celui-là, ça s’est jamais vu, sur aucune mer.

BEN, solennel. - Jamais.

 La pièce rassemble les motifs majeurs de création d’un univers concentrationnaire de ces différentes pièces et elle y ajoute même quelques autres, comme le despotisme irraisonné du commandant et cet emprisonnement par les glaces. D’autre part, elle est particulièrement proche du Lougre de Santareno, où il s’agit de la pêche de la morue, impliquant aussi de longues périodes d’éloignement en Terre-Neuve.

La dramaturgie en tableaux du Lougre fait que l’action et la caractérisation des personnages y soient plus développées que dans les «pièces de la mer» de O’Neill, lesquelles sont toutes des pièces très courtes et où il y a donc plus de typification. D’autre part, O’Neill traite la situation des marins comme le résultat d’une lente et irréversible corruption qui très rarement mène à des situations de révolte car, les personnages, déracinés et amollis, n’ont pas de volonté assez forte pour assumer leur destin. Même dans L’Huile, la pièce citée ci-dessus où l’équipage est en train de se mutiner, ce mouvement est étouffé en naissant par la réaction prompte et brutale du capitaine, face à laquelle tous cèdent. Et cependant il leur était bien possible de contre-réagir.

Il y a toutefois un élément, dans Le Lougre et dans une seule «pièce de la mer» de O’Neill - La Zone[5] -, qui est sans doute, un motif déclencheur du conflit des caractères: il s’agit de la peur - la peur de la mort, représentée chez Santareno par les périls de l’Océan, et chez O’Neill, par ceux de la guerre.[6]

Dans Le Lougre, la peur est un tabou et, à cause de cela, inavouée, car elle est une faiblesse indigne du métier de pêcheur. Par conséquent, celui qui en donne des marques - Albino, «le bossu» - sera considéré le porte‑malheur et le bouc émissaire sur lequel sera déchargée toute la colère, tout le désarroi et tout le désespoir des autres pêcheurs, jusqu’au moment tragique final, quand Albino se jette à l’Océan.

Néanmoins, les meilleurs parmi eux avaient déjá exprimé, à plusieurs reprises, leur impuissance devant cet Océan menaçant, invincible et insatiable, particulièrement après le naufrage de l’un d’eux dans son «dóri» (son canot), à la vue de tous et sans que leurs efforts aient pu l’empêcher (221)[7]:

TI JOÃO DAS ALMAS (pleurant, vers l’Océan): Ah, toi l’océan, l’océan méchant, l’océan traître! Il n’y a pas de pire tueur que  toi, il n’y a pas de pire vie que la vie d’un pêcheur! (Voix tremblante.) Il était tellement jeune encore! Un petit gars, un tout petit gars...

(Une vague roule encore sur le pont.)

TÓ VERDE (vers l’océan, hostile, faisant un pas en avant): Océan méchant!... (Il crache sur lui, en haine.)

ZÉ SOL (idem): Océan de malheur! Tu as tué mon père, et mes deux frères... bois-moi aussi, vas-y! Il n’y a que moi qui manque, il n’y a que moi qui manque... Ah, océan scélérat!

Comme le rejeté Albino, le dira lui-même, avant de se jeter à la mer (282):

Ne montrez jamais à l’Océan que vous avez peur de lui... Jamais! S’il le sait, s’il le soupçonne, vous êtes perdus...

Cette présence de l’océan violent et surpuissant ne se fait jamais sentir dans les pièces de O’Neill. Il n’y est qu’un élément de plus de la détérioration produite par une vie sans horizon. Il ne peut être obsédant (et illusoire) que pour ceux qui ne le connaissent pas. C’est ce qui nous révèle Madame Keeney - la femme du capitaine dans De l’huile, qui avait voulu accompagner son mari. Maintenant, déçue, désespérée et au bord de perdre la raison à cause du long emprisonnement du navire par les glaces de l’Océan Arctique, elle se rend compte que la mer n’est pas ce qu’elle rêvait (50):

MADAME KEENEY (...). - Quand tu étais parti, je restais toute seule... Homeport me paraissait stupide et monotone. Alors, j’allais sur la plage, surtout les jours de grand vent, où la mer était déchaînée... et je rêvais de la belle vie libre que tu menais. (Elle éclate d’un rire qui se change en sanglot.) J’aimais la mer dans ce temps-là. (Elle s’arrête puis reprend lentement, avec force:) Maintenant, je ne veux plus jamais revoir la mer.

La stupidité et la monotonie référées par Madame Keeney se trouvent partout dans les pièces de O’Neill et il n’y a que ceux qui n’ont pas encore assez vécu pour se faire des illusions sur la liberté qu’on peut éprouver ailleurs. C’est le cas aussi de Robert Mayo, le personnage principal de Derrière l’horizon[8] , qui n’est pas une «pièce de la mer» mais où celle-ci représente, pour ce personnage, la liberté, l’appel de l’aventure, la possibilité d’enrichissemnt spirituel et culturel - tout ce qui est normalement associé au mot voyage. Robert Mayo ne connaîtra jamais la mer et s’enlisera jusqu’à la mort dans les difficultés d’une vie pour laquelle il n’est pas fait. Et son frère, Andrew Mayo, qui partira à sa place, lui rapportera une vision plutôt dégoûtante de son expérience comme officier.

On pourrait dire que, dans les pièces de O’Neill, personne n’est jamais à sa place et que cela n’a rien à voir, en particulier, avec le métier de matelot, que j’associais, au début, à l’«envers du voyage». Mais cela signifie quand même que la mer et le voyage n’ont pas ici le rôle qui leur est normalement assigné par l’imaginaire culturel et littéraire car, si d’une parte les personnages se nous présentent frappés d’une incapacité fondamentale, d’autre part c’est très évident que cette incapacité est renforcée par les travaux pénibles, le déracinement, l’isolement, la mauvaise alimentation et, en somme, l’exploitation. Une exploitation représentée par les capitaines qui, dans ces pièces, ne partagent jamais les difficultés ni les sentiments des équipages et dont les apparitions sur scène, très rares, n’y signifient qu’une représentation de l’opression. Le renversement de la perspective sur le voyage est donc étroitement lié au mode de vie des personnages.

Dans un seul cas, celui de La Zone, comme je l’ai déjá dit, il faut y ajouter la peur. Comme dans Le Lougre, elle fait déclencher les soupçons et la méchanceté de l’équipage sur celui qui est différent des autres et qui a cherché dans le navire (encore le caboteur anglais «Glencairn») son opportunité de réhabilitation, car il s’agissait d’un alcoolique. L’attitude de l’équipage, essayant à tout prix de prouver qu’il est un collaborateur de l’ennemi fera échouer cette opportunité. La fin de la pièce laisse deviner que, dorénavant, comme les autres, Smitty sera un prisonnier de plus de ses limitations.

Santareno rassemble, dans sa pièce, tous ces motifs et, surtout, il rend très évidente l’exploitation qui assujettit les pêcheurs, en particulier dans la variante textuelle, différente de celle qui a été représentée en 1959[9] , variante où l’un des pêcheurs affirme qu’«il n’y a pas que des pauvres dans la pêche de la morue» et que les armateurs et les patrons sont riches et «propriétaires de la morue» qu’ils n’ont pas pêchée. Mais c’est plutôt la réplique d’un autre pêcheur qui  éclaircit le mieux quel est le prix de cet enrichissement (264 n.):

Ce qu’il faut c’est que ce lougre rentre au Portugal comblé de poisson, jusqu’au bord: même au prix de cette vie, même au prix de la mort de Tóino Nazareno... même que l’équipage reste tout au fonds de ces mers.

Quand on essaie de comprendre O’Neill et Santareno, chacun dans son époque, on associe le premier à un certain naturalisme qui prend forme dans une perspective pessimiste de la vie et de l’homme, et on reconnaît dans l’oeuvre du  second des préoccupations de réalisme historique et social. Ce naturalisme et ce réalisme se manifestent particulièrement dans le contrôle «tyrannique» qu’ils exercent sur les mises-en-scène possibles, et je passe à ma deuxième question, car l’un et l’autre introduisent de longues et fréquentes didascalies pour régler chaque détail du décor - forme, couleur, taille, position -, du registre des répliques, des costumes et des mouvements des acteurs, de façon à «faire réalité». Le texte est donc conçu pour «des personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre», comme disait Molière dans l’avis «Au lecteur» de L’Amour médecin (95), mais sans aucune marge de liberté pour le metteur-en-scène ni pour les acteurs. Cela est très évident dans les citations ci-dessus car les répliques y sont constamment interrompues par ces indications pour la scène. Mais c’est encore plus évident, au début des pièces de O’Neill et des tableaux du Lougre de Santareno, où le décor est établi avec minutie. La principale différence est la présence de l’océan orageux - il est un personnage envahissant - dans la pièce de Santareno, par rapport à son absence dans celles de O’Neill, où tout se passe comme s’il n’existait pas: il n’y a pas d’extérieur au navire comme il n’y a pas d’extérieur possible à la vie de matelot  - tous les dangers et toutes les menaces sont confinés dans cet espace qui matérialise, dans une métaphore scénique, l’immobilité de leurs vies. Au contraire, avant même l’ouverture de la scène pour le premier tableau du Lougre, on entend déjà les bruits du vent, de l’océan, de la sirène du navire, et même les cris des mouettes mélangés à la clameur et aux prières des hommes qui luttent pour sauver le «dóri» de Tóino.

Mais si la différence est importante car absence et présence sont encore des signes qui permettent de faire une distinction de sens dans cet «épuisement du voyage», ce sont des conceptions très semblables de la scène qui émergent de ces oeuvres où le théâtre est le spectacle d’un espace clos - la scène traditionnelle, à l’italienne -, qui, de par ses caractéristiques, est déjá mimétique d’une réalité sociale également close que toute la mise-en-scène va accentuer. Cette clôture est d’autant plus frappante que chaque spectateur, dans ce type de théâtre, est prisonnier de sa place dans la salle où il est enfermé. C’est ce qui m’a fait dire qu’il y a une adéquation particulière d’un certain type de théâtre à exprimer les sentiments d’emprisonnement, le manque de sens de progression dans l’espace et l’épuisement des valeurs du voyage.

Mais cet épuisement, que du voyage ne donne que des revers, n’est vraiment pas le même chez O’Neill et chez Santareno. Dès la construction des personnages - déracinés dans les pièces de O’Neill, attachés aux lieux d’origine, à leurs familles, à leurs croyances et à leurs traditions chez Santareno -, jusqu’au fait de n’avoir qu’un aspect du figement de leurs situations et de leurs caractères, dans chaque pièce de O’Neill, et un entecroisement des différents aspects dans Le Lougre, tout nous signale un certain décalage du point de vue, où prend sens le rôle de l’Océan.

En effet, s’il n’existe pas chez O’Neill c’est que le retour ou la sortie sont impossibles: les pièces de O’Neill anéantissent le voyage, les personnages n’ont ni passé ni avenir, ni espoir ni rédemption possible, il n’y a rien de différent, au-delà de ce qui est montré par la scène, car ces hommes - toujours les mêmes - porteront avec eux partout la même maladie spirituelle inguérissable. Ce n’est pas le cas des pêcheurs de Santareno, qui  rêvent du retour chez eux, même incertain, même si le séjour est bien court et la vie tellement difficile qu’il leur faudra repartir à nouveau. Leur aspiration de prisonniers de cet aller et retour serait de s’embarquer vers une autre vie où il serait possible de ne jamais revenir en mer.

L’envers du voyage sera donc chez O’Neill son impossibilité - l’immobilité dans le déplacement - et chez Santareno son inversion - le changement de direction vers un temps et vers un espace ouverts dans la scène par l’évocation de l’extérieur.

Mémoire de métiers aujourd’hui presque disparus, ces pièces sont surtout mémoire vivante, ce qui veut dire encore agissante, des discours sociaux engagés qui les croisent et qui y prennent sens. C’est à travers la réfraction de ces discours dans le texte-scène qu’elles nous permettent d’apercevoir des préoccupations et des conceptions de l’art - de la littérature et du théâtre - de la première moitié de notre siècle, de la vision du monde de leurs auteurs et de la dynamique sociale à un moment donné. Et cela dépasse de loin ce qu’elles peuvent nous transmettre sur la réalité sociale même des pêcheurs et des matelots, même si elles relèvent de la connaissance et de l’engagement des auteurs avec leur contemporanéité. Et c’est par là qu’on peut particulièrement rapprocher O’Neill et Santareno: par cet engagement qui associe l’art et la vie et qui les mène à intervenir d’une façon critique laquelle, plus redevable du naturalisme chez O’Neill, accentue dans son oeuvre le côté négatif d’une humanité maladive et irrécupérable, et, plus redevable du réalisme historique et social chez Santareno, fait que celui-ci accentue non-seulement ce qui est inéluctable dans un mode de vie concret mais aussi, et avec la même intensité, ce qui relève du poids, culturel et idéologique, des institutions et de l’organisation de la société, en général.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. ANGENOT, Marc / ROBIN, Régine. 1987. «Penser le discours social: problématiques nouvelles et incertitudes actuelles. Un dialogue entre et ». Sociocriticism III, 2 (6): I-XII.

2. DUCHET, Claude. 1971. «Sociocritique ou variations sur un incipit». Littérature 1: 5-14.

3. ___ . 1980. «Idéologie de la mise-en-texte». La Pensée 215: 95-108.

4. DUCHET, Claude et GAILLARD, Françoise. 1976. «Introducrion: Socio‑criticism». Sub-stance 15: 2-5.

5. MOLIÈRE. 1971. Oeuvres complètes II. Textes établis, présentés et annotés par Georges Couton. Paris: Pléiade.

6. O’ NEILL, Eugene. 1963. Théâtre complet 1. Textes français de Jacqueline Autrusseau et Maurice Goldring. Paris: L’Arche.

7. La Politique du texte: Enjeux sociocritiques . 1992. Textes réunis et présentés par Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars. Lille: Presses Universitaires de Lille.

8. SANTARENO, Bernardo. 1984. Obras completas - 1. Lisboa: Editorial Caminho.

9. Sociocríticas: prácticas textuales / Cultura de fronteras . 1991. Ed. M.-Pierrette Malcuzynski. Amsterdam / Atlanta: Rodopi B.V.

10. WOLFZETTEL, Friedrich. 1996. Le Discours du voyageur: Le discours du voyage en France du Moyen Âge au XVIIIe siêcle. Paris: P.U.F.

 

[1] Bound East for Cardiff, créée en 1016 à Provincetown (Nouvelle Angleterre) par les «Provincetown Players». La source des renseignements sur les représentations est l’édition indiquée des pièces de O’Neill.

[2] The Long Voyage Home créée par les «Provincetown Players» en 1917.

[3] The Moon of the Caribbees, créé par les «Provincetown Players, à New York, en 1918.

[4] Ile. Créée par les Provincetown Players, à New York, en 1918.

[5] In the Zone, créée par les Washington Square Players en 1917.

[6] La Zone est la seule des «pièces de la mer» dont l’action se passe pendant la première guerre mondiale. Toutes les autres se passent dans les années précédant cette guerre.

[7] La traduction des extraits du texte de Santareno est de ma responsabilité.

[8] Beyond the Horizon. Selon la note des traducteurs, «Derrière l’horizon, la première de ses pièces longues que O’Neill n’a pas reniée, a été créée le 3 février 1920 à Broadway, au théâtre Morosco (...). Le spectacle obtint un immense succès (plus de cent représentations) et valut à O’Neill le prix Pulitzer.» (p. 7)

[9] La censure, à cette époque, ne laisserait pas passer les références à l’exploitation des travailleurs.