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REGARDS CROISÉS ENTRE LE THÉÂTRE PORTUGAIS ET FRANÇAIS DU XXème SIECLE
Voix en présence: Le théâtre portugais récent en conversation avec le monde

(conférence à l’Institut Camões à Paris, 14-16 avril 1999)

Maria Helena Serôdio

1.
résumé

Bref témoignage sur la scène portugaise depuis le 25 avril 1974 et son dialogue avec le théâtre fait ailleurs. Une perspective selon des vecteurs de temps, espace et figurations:

1. Le sol de l’histoire: une structure qui se diversifie;

2. Mosaïque en mouvement: les tendances, les groupes, les auteurs;

3. Reconfigurations et dialogues sur scène: quelques protagonistes.

2.

L’image charmante qui donne le nom à ce colloque - regards croisés- peut identifier le geste culturel qui, à partir des configurations identitaires,  désigne l’interpellation de l’autre: pour l’imiter, pour le questionner ou, tout simplement, pour confronter des positions.

Eduardo Lourenço dans son livre Le labyrinthe de la saudade[1], mentionnait l’ “irréalisme prodigieux de l’image que les portugais se font d’eux mêmes”[2], et leur tendance naturelle “à se nourrir d’ images, de mythes, de suggestions, d’une curiosité délirante pour tout ce qui vient du dehors[3]. Plus récemment dans le livre Nous et l’Europe[4], il considère que ce rapport déclanche une espèce de psychodrame, fait de “fascination et ressentiment”[5] à l’égard surtout de la culture française, cette “Belle Dame sans Merci” des “portugais lyriques, qui sont ses amants malheureux”[6].

 De façon différente, et contre ce discours mythique, Boaventura Sousa Santos écrit sur la “difficulté de la culture portugaise à se distinguer d’autres cultures nationales”[7], à cause de ce que l’on pourra considérer comme une espèce de “déficit d’identité pour la différentiation”. On reconnaît cela, écrit le sociologue, dans la grande hétérogénéité interne, qui provient de l’aspect principal da la culture au Portugal: sa forme culturelle de frontière.

Cependant, on ne peut pas la confondre avec la notion de “frontier” américaine, puisqu’elle sera plutôt le “border”: “la culture portugaise est une culture de frontière, pas exactement parce que l’on a le vide, un no man’s land au delà de nous, mais parce que, d’une certaine manière, le vide est ici, de notre côté”[8].

Cette définition semble suivre le diagnostic de Fernando Pessoa qui, dans un texte de 1928, déclarait que “le mal portugais supérieur” était son provincialisme, visible dans l’enthousiasme et admiration devant les grandes cités.  Mais Boaventura Sousa Santos renverse cette évaluation en déclarant que la disponibilité multiculturelle, propre à la frontière, est à la limite une richesse, et que la “voracité pour s’approprier et incorporer”[9] la culture de l’autre est un désir de cosmopolitisme  et une volonté d’apprendre qui se révèle quand même capable de maintenir “une distance ludique et un esprit de subversion” qui se mélangent d’une façon ambiguë avec la capacité de “dramatiser ce que lui est propre”[10].

Aussi, est-ce dans le cadre d’un dialogue multiculturel et d’apprentissage que j’essayerai de voir les rapports, dans le domaine du théâtre, entre Portugal et la France depuis la Révolution d’avril, quoique je risque de conclure, comme l’a fait déjà Eduardo Lourenço, qu’il s’agit plutôt d’une “communication asymétrique”[11].

 3.

Au delà d’une rhétorique de la passion (en tant que fascination et ressentiment) qui accompagne cette communication, on ne peut pas ignorer que, dans un passé récent, l’intérêt pour la culture française a été un repère de résistance au fascisme et témoignait aussi d’une vraie curiosité scientifique et artistique, que l’on pouvait voir dans le travail intellectuel de beaucoup de portugais qui étaient exilés à Paris, souvent pour des raisons politiques.

Le 25 avril a ouvert le Portugal au monde avec moins de complexes, juste à cause de son projet révolutionnaire estimé exemplaire (pour des raisons vraies ou imaginées). Ce qui n’empêche pas que, sur le plan littéraire, l’on continue à ne pas être pas tellement entendu, car, comme Eduardo Lourenço affirme, ses écrivains sont “prisonniers d’une langue condamnée au silence”[12], ou, dans les mots de Miguel Torga, par le fait qu’ils écrivent dans une langue “que le diable utilise encore pour parler avec sa grand-mère”[13].

Et pourtant, comme Nuno Júdice[14] a écrit récemment, c’est uniquement l’existence de cette langue qui nous empêche de disparaître, en tant que nation, dans l’Europe, ce qui semble d’ailleurs confirmé par l’attribution du Prix Nobel de littérature à José Saramago, un romancier et dramaturge qui écrit en portugais.

4.

Dans le domaine spécifique du théâtre, “les portes ouvertes par avril” - “as portas que Abril abriu” (dans les mots de José Carlos Ary dos Santos) - ont attiré des artistes portugais qui étaient un peu partout dans l’Europe en leur donnant  la possibilité de pratiquer leur art après l’abolition de la censure et dans une atmosphère très effervescente du point de vue culturelle.

Ils ont construit leur propre façon de mettre en scène, de faire la scénographie ou de jouer en tant qu’acteurs à partir de ce qu’ils ont su voir, étudier et faire à l’étranger. Peut-être la plupart d’eux étaient en France ou y sont passés: João Mota, Helder Costa, Mário Barradas, José Peixoto, Mário Jacques, Fernando Mora Ramos et Luís Varela, parmi d’autres. Et avec ceux-ci et beaucoup d’autres qui ont été en France moins longtemps, les mémoires vives de Paris, Avignon, Nancy ou Strasbourg: les regards, les voix, les savoirs que l’on n’oublie pas. Mais où l’on intègre aussi  (il faut le dire) des artistes qui ne sont pas d’origine française, mais qui sont passés ou qui se sont fixés en  France, et que l’on considère maintenant intégrés dans la culture française.

L’intérêt à apprendre avec des modèles importants de la scène européenne, comme Brook, Strehler, Grotowski ou Planchon, parmi d’autres, met en évidence notre disponibilité “de frontière” dont j’ai parlé plus haut. En même temps cela a permis l’entretien des rapports électifs qui s’avèrent dans des travaux de grand valeur artistique. C’est le cas, par exemple, du rapport important de Jean-Pierre  Sarrazac ou Pierre Etienne Heyman avec le Cendrev (à Évora), de la collaboration de Brigitte Jacques[15] ou de Christine Laurent[16] avec Luís Miguel Cintra, ou de celles du Théâtre Commune-Pandora d’Aubervilliers avec la Cornucópia, de Jean Jourdheuil avec Jorge Silva Melo, de António Lagarto avec Lavelli, ou de José Manuel Castanheira avec Yanis Kokkos.

Il ne s’agit pas de rencontres inopinés, mais d’exemples de rapport, formation et dialogue culturel qui ont eu des conséquences artistiques pour le théâtre au Portugal.

On peut aussi citer des rencontres plus épisodiques lors des visites des troupes françaises qui laissent parmi leurs spectateurs au Portugal des traits de fascination ou de défi: des travaux de Brook, Savary, Deschamps, Chéreau, Braunschweig. Plus récemment la visite de Didier Bezace, et le travail persistant de l’ Institut Franco-Portugais.

Au delà de cette communication peut-être asymétrique, mais opérative et avec de bons résultats sur le plan théâtral, on peut encore parler de deux façons de structurer la vie artistique qui se sont inspirées de ce jeu croisé avec la culture française.

Je parle, d’un côté, du choix de répertoire (où les auteurs de langue française, classiques et contemporains, occupent une place considérable), et de l’autre de l’organisation de la vie théâtrale elle-même. Sur ce plan-ci, comme d’ailleurs on lit sur le dépliant de ce colloque, l’inspiration pour la décentralisation au Portugal est venue, après le 25 avril, de la séduction exercée par le modèle français des Centres Dramatiques et a mené à la création du Centre Culturel d’Evora autour Mário Barradas en 1975.

Mais avant de décrire la vie théâtrale selon ces protocoles de rapport et dialogue culturel, je voudrais signaler deux autres “interférences” françaises:  l’apprentissage ou l’inspiration que quelques dramaturges portugais ont reçu de la littérature française, et la connaissance d’autres univers théoriques, critiques et dramatiques qui est venue (et vient encore) à travers l’écriture ou la divulgation en français, comme ce fut le cas de Brecht pendant longtemps, mais aussi des auteurs russes, japonais, polonais, nordiques ou grecques. 

5.

La turbulence positive qui a caractérisé l’atmosphère culturelle de la post-révolution a ouvert des perspectives nouvelles aux troupes qui existaient déjà comme ce fut le cas de la Comuna, de Cornucópia ou du Groupe 4, connus alors, à tort ou à raison, en tant que “théâtre indépendant”, dans le sens de critique envers l’ establishment politique et artistique. En effet, l’abolition de la censure, la cession des subventions, bien aussi que de quelques endroits pour travailler ont été importants pour une production régulière et de qualité aussi bien que pour la professionnalisation de leurs éléments.

La situation favorable à l’expérimentation et à l’engagement politique a encouragé aussi la formation de beaucoup d’autres troupes d’après le modèle du “théâtre indépendant”: ce fut le cas du  bando (autour de João Brites), du Groupe de Théâtre Aujourd’hui (Gastão Cruz), de la Barraca (Maria do Céu Guerra), de Les Comiques (Ricardo Pais), parmi d’autres qui ont eu une vie plus ou moins longue selon la cohésion de leurs éléments, les faveurs du publique, de la critique ou du Secrétariat d’état à la Culture.

On observe une certaine diversification des structures de production et, à la fin des années 70, on avait: un Théâtre National, une troupe municipal au Teatro da Malaposta, le théâtre privé/commercial (qui se trouvait d’une certaine manière épuisé artistiquement) et les troupes “indépendantes” (ou similaires), subventionnées, où l’on trouvait celles qui travaillaient à Lisbonne et à Porto, mais aussi dans les régions un peu partout.

Les années 80, sous une coalition de centre-droite, ont changé ce panorama, en favorisant d’autres valeurs et d’autres pratiques culturelles et artistiques. Des jeunes acteurs et metteurs en scène, qui sont alors entrés sur la scène théâtrale, refusaient l’idée d’ensemble artistique, et ont élu en tant que directrices de leur travail, l’envie du marché et la carrière individuelle. Ils préféraient la condition de free-lancers, qui a été favorisée par la possibilité de travailler à la télévision et de recevoir de l’État des subventions ponctuelles pour faire un spectacle. Une nouvelle génération a aussi commencé à faire des spectacles sans texte littéraire, en préférant des langages visuelles (avec des machines scéniques et des jeux fortement chorégraphés), en même temps que l’on accepte l’éphémère ou le marginal en tant que structure artistique.

L’adhésion à la Communauté Européenne en 1986 a, d’une certaine manière, favorisé l’idée du luxe et de l’ostentation dans la culture, pendant qu’une mode nouvelle s’imposait aux règles d’art: l’importance du “manager” qui fait la programmation culturelle, ce qui a obligé les départements d’état et les municipalités à s’ouvrir à ces nouveaux pouvoirs. Les années 90 confirment la tendance de l’investissement dans des événements culturels de grandes dimensions, tels que l’ Europalia (Bruxelles, 1991), l’ Expo (à Seville, 1992), deux grands bâtiments à Lisbonne avec de grandes salles de spectacle (Culturgest et Centre Culturel de Belém en 93), Lisbonne Capital Européenne de la Culture (1994) et l’Expo à Lisbonne (1998).

Mais, au-delà la vision critique que l’on peut avoir en évaluant cette transformation, on doit reconnaître que l’état a quand-même  subventionné le théâtre, d’une façon insuffisante et pas complètement juste, mais persistante, ce que lui a assuré une certaine stabilité. Et s’il est vrai que le développement du théâtre de la décentralisation, après un certain enthousiasme initial, s’est arrêté autour de 83, on a déclanché, à la fin des années 80, d’autres mécanismes dans les municipalités, comme ce fut le cas de la loi de finances locales, qui a permis plus récemment une certaine revitalisation du théâtre dans les régions.

En ce qui concerne le mécénat, on a vu un intérêt très modeste de la part des pouvoirs privés pour investir dans le théâtre. L’exception plus notable est la Fondation Calouste Gulbenkian qui a contribué de différentes façons au théâtre: subventions aux troupes (surtout les plus jeunes, plus fragiles ou expérimentales), productions et festivals de sa propre initiative, des appuis pour équiper des salles de théâtre, bourses pour aller à l’étranger, organisation au Portugal d’ ateliers de formation avec des artistes et professeurs importants.

Sur l’évolution de cette mosaïque qui se réorganise constamment, l’on peut constater qu’il y a eu un mouvement des marges vers le centre, et un affaiblissement de ce qu’hier était le centre du système. En fait, on peut dire que les troupes “indépendantes” d’avant le 25 avril, et même quelques unes qui se sont formées juste après cette date, ne sont plus la marge qui défiait le système, elles sont aujourd’hui le centre lui-même. Elles l’ont mérité, d’une certaine façon, bien que la qualité artistique soit différente entre les unes et les autres.

Le Théâtre National (à Lisbonne), qui pouvait être le référent avaliseur du système a eu une performance très irrégulière et n’a pas su s’imposer du point de vue artistique en dépit de quelques succès ponctuels. Plus récemment on a créé un autre Théâtre National à Porto, sans une troupe résidente mais avec ses propres productions, qui ont un certain mérite artistique.

Le Théâtre Commercial conventionnel a énormément perdu de son public qui est maintenant plutôt spectateur de télévision, et il est allé jusqu'à recevoir subventions de l’État.

Malgré toutes ces vicissitudes, on voit plus récemment un intérêt des jeunes gens pour le théâtre, et quelques spectacles joués par des acteurs qui travaillent à la télévision ont un large public. Et l’état, surtout après 1995, a essayé d’ intervenir un peu plus activement en donnant des subventions plus stables. Si la stratégie suivie est suffisante, efficace, juste ou applaudie par la plupart des gens de théâtre.... c’est bien une question très très polémique encore.

6.

Dans ces divers plans institutionnels du théâtre au Portugal, le dialogue avec la culture française a engagé la présence et la participation de certains créateurs contemporains dans quelques spectacles.

Au Théâtre National, par exemple, depuis son ouverture (1978) un des premiers succès est venu d’une invitation adressée à Jean-Marie Villégier pour mettre en scène  Don Juan, de Molière (1986), tandis que le Centre Culturel d’ Évora a attiré au Portugal Richard Demarcy pour écrire et mettre en scène en 1975 le spectacle qui a été le vrai début de la troupe: Le nuit de 28 septembre. Il a travaillé d’autres fois pour présenter Quatre soldats et un accordéon, et à la Comuna Les deux bossus et la lune et Un étranger chez soi. Ces travaux étaient originels et puissants, mais curieusement, l’on sentait qu’ils étaient proches de l’esprit de la troupe elle même par des complicités évidentes.

Un autre cas, relativement similaire, a été celui de Jean Jourdheuil à la  Cornucópia pour le spectacle Ah Q , trop beau dans sa réalisation scénique (et qui a vu l’entrée de Cristina Reis dans la troupe en tant que scénographe). De son côté, Catherine Dasté a été un référent important pour tous ce qui voulaient travailler pour des jeunes spectateurs juste après la Révolution.

En ce qui concerne la dramaturgie française, on doit nommer le présence importante de Jean-Pierre Sarrazac, Michel Deutsch et Michel Vinaver dans les répertoires de plusieures troupes, surtout dans les régions (Évora, Porto et Braga), tandis que Koltès et Novarina ont été révélés en premier lieu à Lisbonne par le Nouveau Groupe et à la Fondation Calouste Gulbenkian (Service ACARTE). Genet a été mis en scène par  Carlos Avilez pour le Teatro Experimental de Cascais (Le balcon et Les paravents), et, plus récemment, Splendid’sfut l’occasion d’un grand spectacle par Luís Miguel Cintra à la  Cornucópia. On doit aussi parler d’une mise en scène sensible et touchante que Rogério de Carvalho a fait il y a deux ans à Porto sur le récit Quatre jours à Chatilla, avec la troupe Les bonnes filles vont au ciel.

Sur les classiques je voudrais souligner l’importance de Molière (Le mysanthrope) et de Marivaux (L’île des esclaves, L’héritage) pour la Cornucópia (en 1973 et 1974) : ils ont été le vrai début de la troupe. Mais, enfin, ces deux auteurs entrent facilement dans les répertoires de beaucoup de compagnies. Choisir Corneille a été moins fréquent, sauf le travail du Cendrev sur Horatio, et les plus récents sur Sertorius fait à la Cornucópia, dans une coproduction avec le Théâtre Commune-Pandora, et maintenant L’illusion comique, à Porto. Ces deux dernières pièces ont été traduites par Nuno Júdice et ces spectacles ont été probablement l’occasion pour que l’on se rachète de notre pauvre rapport avec l’ auteur. Et pour le mois de mai, La Cornucópia annonce Le mariage de  Fígaro, de Beaumarchais, un auteur qui n’est pas non plus tellement présent sur notre scène (on a eu, quand même la version Da Ponte/ Mozart au Théâtre S. Carlos mise en scène par Luís Miguel Cintra il y a quelques années).

En ce qui concerne encore le repertoire, une autre réflexion est curieuse: il s’agit de la découverte récente des auteurs de vaudeville ou du boulevard  par des troupes qui ont commencé leur histoire en questionnant ce type de dramaturgie. C’est le cas, par exemple, de la Comuna qui a fait, il y a quatre ans une incursion délicieuse dans l’ouvre de Feydeau (La puce à l’oreille[17]), le  Nouveau Groupe qui a animé son théâtre avec Monsieur chasse (1992) et La dame de chez Maxime(1987), pendant que, plus récemment, on a vu Courteline  (à la Cornucópia, 1995), Sacha Guitry, et, maintenant, un grand succès avec  Art, de Yasmina Reza.

Des auteurs tels que Claudel,  Marguerite Duras, Jean Cocteau, Giraudoux, Anouilh ou Roger Vitrac ont traversé les répertoires de quelques troupes, mais discrètement, tandis que le roumains/français Ionesco a été mis en scène deux ou trois fois par la Barraca.

7.

Ce que je viens de faire est plutôt un parcours erratique qui a sûrement passé sous silence des aspects importants, des auteurs fondamentaux, des collaborations décisives, mais il serait difficile de donner ici une vision trop détaillée de ce que l’on a construit à partir de ces “regards croisés” entre le Portugal et la France sur le plan théâtral.

Je voudrait, quand même, encore ajouter, d’un façon toujours indisciplinée, quelques points sur l’écriture dramatique récente au Portugal qui a touché à des aspects qui évoquent la réalité politique, culturelle et artistique de la France.

Il y a, en fait, dans la dramaturgie consacrée de Jaime Salazar Sampaio une trace d’absurdisme et de jeu métathéâtral que l’on trouve dans des pièces françaises, comme d’ailleurs est le cas de Prista Monteiro; il y a aussi dans plusieurs pièces de Norberto Ávila une interpellation des modèles française (comme dans D. Juan au Jardin des Délices);  nous lisons aussi dans la pièce récente de Luiz Francisco Rebello - La désobéissance - une dramatisation émouvante à partir de l’action courageuse du consul portugais Aristides Sousa Mendes à Bordeaux, pendant la Deuxième Guerre Mondial, lequel a réussi à sauver beaucoup de juifs. Nous trouvons encore sur le texte de Luísa Costa Gomes - Jamais rien de personne - une curieuse actualisation du dictionnaire des clichés de Flaubert, quoique ici focalisé sur la vie des femmes de la petite et moyenne bourgeoisie urbaine.

À propos de cette dramaturge je voudrais souligner deux autres aspects visibles du théâtre portugais d’aujourd’hui: d’un côté, un certain renfort originel de la dramaturgie portugaise, de l’autre, la présence plus significative des femmes dans la création théâtrale.

De la dramaturgie plus récente, on peut citer les pièces admirables de Jorge Silva Melo (Antoine, un jeune homme de Lisbonne, La fin, ou ayez pitié de nous, Promethée), et la révélation de João Santos Lopes avec Il neige parfois en avril, une pièce fort intéressante sur le racisme dans une banlieue et qui a surgit lors d’ un concours de la Société Portugaise d’Auteurs en partenariat avec le Nouveau Groupe.  On trouve d’autres dramatisations importantes du présent dans les pièces de Mário de Carvalho: la guerre colonial dans Le sens de l’épopée, le conflit de générations dans La fille de Varsovie et, plus récemment, la comédie Si l’on m’appelle, je ne suis pas là, sur des comportements proto-fascistes. Dramaturges tels que Helder Costa, Carlos Coutinho, António Torrado, ou les plus jeunes Carlos F. Pessoa, Abel Neves et Mário Botequilha essaient aussi de parler sur l’actualité. Comme José Saramago qui a écrit sa pièce La nuit sur la nuit de la révolution dans la rédaction d’un journal, et In Nomine Dei. sur l’intolérance.

En ce qui concerne la présence plus expressive des femmes sur la scène portugaise, je souligne l’importance de Cristina Reis et Vera Castro dans la scénographie, de Fernanda Lapa, Inês Câmara Pestana, Silvina Pereira, ou Ana Nave dans la mise en scène, et de Lúcia Sigalho, Mónica Calle et Maria Duarte dans la performance. Elles ont toutes un curriculum déjà important.

C’est vrai que l’on peut nommer des femmes qui, venues de la poésie et de la fiction, ont écrit pour la scène dans le passé récent, telles que Natália Correia, Fiama Hasse Pais Brandão, Agustina Bessa Luís, Teresa Rita Lopes ou Yvette Centeno. Mais on a plus récemment une nouvelle génération qui, quoique en refusant le statut de féministes, parle des problèmes de la femme dans un monde dominé par des hommes: quelques-unes préfèrent moduler leurs univers dramatiques dans un registre tragique, telle que Hélia Correia (Perdition: Exercice sur Antígone) ou Eduarda Dionísio, avec son anthologie de très beaux monologues des héroïnes tragiques (Juliette, Antigone, Inês de Castro et Médée) et qui a pour titre Avant que la nuit vienne. D’autres dramaturges choisissent plutôt le genre comique, telle que Luísa Costa Gomes ou Isabel Medina. Celle-ci a écrit le texte amusant Nouveaux Confessionnaux, qui a été joué par la troupe qui a symboliquement choisi un titre de Molière pour en faire son drapeau repertoriel et artistique: École de Femmes, autour de Fernanda Lapa et Isabel Medina.

8.

Nom de troupe, auteurs en répertoire, apprentissages, formation, structures analogues de productions, thèmes à dramatiser, collaborations diverses, rapports électifs: ce sont des traces que l’on dessine sur ces regards (et savoirs) qui se croisent à travers et au dessus de la frontière. Et, même s’il s’agit souvent d’une communication asymétrique, nous ne pouvons pas oublier l’intérêt ici autour de Maria de Medeiros, l’hommage ici à Luís Miguel Cintra, la révélation de Emmanuel Demarcy-Motta en tant que metteur en scène (et il est, en effet, la conséquence d’une collaboration active entre les deux pays), aussi bien que l’importance de la recherche académique (et artistique) sur le théâtre portugais menée ici par des universitaires tels que Graça dos Santos, à laquelle je voudrais bien  remercier pour cet effort et cette intéressante initiative.

Je pourrais, peut-être conclure, en confirmant que, quoique certains aspects de la globalisation puissent avoir introduit une mimetisation croissante des modèles américains (de la “méthode” de l’ Actors’ Studio jusqu’aux grands succès de la Broadway et  à la performance, par exemple), force est de constater que l’apprentissage et le dialogue inter- et multiculturel se développent encore avec la culture française (surtout si l’on y intègre les autres artistes qui, venus d’ailleurs, se sont fixés en France et y mènent leur activité artistique).

Et,  pourtant, on reconnaît aussi, dans le théâtre plus récemment fait au Portugal, comme je le disais plus haut, qu’il y a une certaine tendance vers l’émancipation artistique et un essai d’accéder lentement à une vision et à un langage plus originel. Ce qui s’inscrit d’ailleurs dans ce que Boaventura Sousa Santos voulait dire quand il écrivait que dans la “mimesis” que nous faisons de la civilisation de l’autre, on observe une dramatisation de ce qui nous est propre, en tant que “négociation” identitaire dans l’espace de frontière sur lequel les regards se croisent.


[1] Eduardo Lourenço, O labirinto da saudade. Lisboa: Publicações Dom Quixote, 1978.

[2] Ibid., p. 19.

[3] Ibid., p. 70.

[4] Eduardo Lourenço, Nós e a Europa, ou a as duas razões. Lisboa: IN-CM, 1994 (4ª ed. augmentée).

[5] Ibid., p. 25.

[6] Ibid., p. 140.

[7] Boaventura Sousa Santos, Pela mão de Alice: O social e o político na pós-modernidade (1994). Porto: Edições Afrontamento, 1997 (6ª ed.), p.133.

[8] Ibid., p. 134.

[9] Ibid.

[10] Boaventura Sousa Santos, op. cit., p. 135 n.

[11] Eduardo Lourenço, Nós e a Europa, op. cit., p. 127.

[12] Eduardo Lourenço, Nós e a Europa, op. cit., p. 139.

[13] Cit. por Eduardo Lourenço, ibid.

[14] Nuno Júdice, As máscaras do poema. Lisboa: Árion, 1998, p. 213.

[15] Visite du Théêtre Commune-Pandora au Teatro do Bairro Alto avec  La place royal ou l’amour extravagant, mise en scène de Brigitte Jacques et Marc-Olivier Dupin; mise en scène récente de Sertorius à Aubervilliers et à Lisbonne, avec Luís Miguel dans le rôle principal.

[16] Elle a mis en scène pour le  Teatro da Cornucópia O Barba azul, de Jean Claude Biette, et Francisco de Holanda: Dialogues sur la peinture à Rome (1584).

[17] C’est curieux de voire que, en 1929, la troupe Amélia Rey Colaço a monté cette pièce au Teatro da Trindade en lui donnant le titre O hotel do gato preto (L’hotel du chat noire).